Les Etats-Unis ont annoncé mardi des sanctions visant cinq personnalités européennes engagées pour une stricte régulation de la tech, qui se voient interdites de séjour, dont un ancien commissaire européen, le Français Thierry Breton.
«Depuis trop longtemps, les idéologues européens mènent des actions concertées pour contraindre les plateformes américaines à sanctionner les opinions américaines auxquelles ils s’opposent, a déclaré le chef de la diplomatie américaine Marco Rubio. L’administration Trump ne tolérera plus ces actes flagrants de censure extraterritoriale.»
Thierry Breton, a dénoncé un «vent de maccarthysme qui souffle à nouveau sur les Etats-Unis.»
Avant qu’il ne soit interdit de visa, nous avions récemment rencontré Thierry Breton. Voici son interview.
A la lumière des renoncements de la France dans l’histoire, l’ancien ministre de l’Economie Thierry Breton alerte sur l’incapacité à adopter un budget en équilibre depuis 50 ans. Une position insoutenable dans l’Union européenne.
La France terminera-t-elle l’année avec un budget pour 2026? Faute de majorité gouvernementale, le Premier ministre Sébastien Lecornu bataille au finish à l’Assemblée nationale pour convaincre suffisamment de députés, en particulier au sein de l’opposition socialiste, de lui donner les moyens de survivre. L’exercice impose des concessions comme la suspension de la réforme des retraites actée par le vote du budget de la sécurité sociale. Mais rien n’indique à ce stade que semblable opération pourra aboutir pour le vote du budget général. Sébastien Lecornu, dont des observateurs louent l’habileté politique, réussira-t-il là où Michel Barnier, en décembre 2024, et François Bayrou, en septembre 2025, ont échoué? Si c’est le cas, ce sera au prix de renoncements, parmi lesquels un effort d’ampleur pour réduire le déficit et la dette de la France.
Interpellé par cette incapacité de son pays à rester dans les clous budgétaires depuis 50 ans, l’ancien ministre français de l’Economie et ancien commissaire européen Thierry Breton s’est penché sur les renoncements de la France au cours de l’histoire, dans Les Dix renoncements qui ont fait la France (1), pour tenter de livrer une explication à l’impuissance budgétaire actuelle. Quand l’histoire éclaire le présent…
Pour expliquer l’état de la dette publique en France, vous pointez les présidences de François Mitterrand et de Nicolas Sarkozy. Comment ont-elles contribué à cette «préférence française pour le déficit et la dette»?
Je considère que depuis un certain nombre d’années, la France est entrée dans une période de grands renoncements. Par exemple, elle a de plus en plus de mal à tenir un budget, à maîtriser les dépenses publiques et à reprendre le contrôle d’un surendettement qui semble ne plus pouvoir s’arrêter. J’ai essayé de savoir si dans l’histoire de France, il y avait d’autres périodes où l’on avait pu connaître des renoncements –j’en ai retenu neuf–, comment on en était arrivé là et quelles en étaient les conséquences.
Pour arriver au dixième que j’appelle «le renoncement au destin». Il caractérise les années 1974-2025. A partir du septennat de Valéry Giscard d’Estaing, plus jamais un budget de la France n’a été en équilibre. Je me suis attaché à définir de la façon la plus objective possible la «contribution» annualisée de chacun des présidents à l’endettement du pays pendant leur mandat. Au terme de ce travail, on constate que celui qui a le plus endetté le pays est Nicolas Sarkozy, puisqu’il a accru l’endettement de cinq points par rapport au PIB tous les ans pendant les cinq années de son mandat. François Mitterrand le suit avec une hausse de 2,4 points de PIB tous les ans entre 1981 et 1995. Viennent ensuite, de façon assez inattendue, ex aequo François Hollande et Emmanuel Macron avec une augmentation de 1,8 point.
Enfin, les deux meilleurs ou les deux «moins mauvais» sont Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac qui augmentent l’endettement d’un point de PIB par an, respectivement pendant sept et douze ans.
Comment s’expliquent les résultats de Nicolas Sarkozy et de François Mitterrand?
Par des raisons totalement différentes. Le premier fut confronté aux crises des subprimes et des dettes souveraines. Mais tous les Etats européens ont connu ces deux crises. Or, la France est la seule qui a autant augmenté son endettement: 25 points de PIB entre 2007 et 2012. L’Allemagne, elle, ne l’augmentera que de douze points. Elle utilisera donc moitié moins d’endettement que la France pour répondre à la crise…
Si François Mitterrand est le deuxième plus grand président contributeur de l’endettement de la France, c’est pour une tout autre raison. Les communistes l’ont aidé à accéder au pouvoir en 1981. Il faut les remercier. Le gouvernement nationalise une très grande partie de l’industrie, les banques, etc. Une politique contracyclique par rapport à celle de tous les autres pays qui mènent des politiques plus libérales et s’ouvrent vers le monde. Il offre aussi aux Français une «avancée sociale majeure», c’est du moins ainsi qu’il la qualifie: la réduction du temps de travail. Il fait passer sa durée hebdomadaire de 40 à 39 heures, puis à 35 heures; l’âge de la retraite de 65 à 60 ans; et il octroie une cinquième semaine de congés payés.
Donc, énormément d’avancées sociales qui deviendront progressivement immuables et non négociables parce qu’elles auront le statut d’acquis. La France les paie encore aujourd’hui, notamment dans la difficulté de mettre en place une réforme des retraites.
A la limite, on pourrait se permettre cette politique extrêmement généreuse si on pouvait se la payer, mais ce n’est pas le cas car la compétitivité de la France ne permet pas d’offrir de telles avancées sociales, en particulier dans un pays où l’Etat-providence est assis sur le nombre de personnes au travail et sur le volume de travail créé. Si on réduit le volume de travail créé, on réduit la capacité de financement du modèle social et on provoque des «trous». C’est ainsi que la dette française commence à être créée. Lorsque François Mitterrand arrive à l’Elysée, l’endettement de la France s’élève à 20% par rapport au PIB; lorsqu’il le quitte, il sera de 53%. Mitterrand invente la dette pour payer des avancées sociales que la compétitivité du pays ne pouvait pas s’offrir.
«Les Français sont attachés à leur modèle social parce qu’il fut fondateur du renouveau après la Seconde Guerre mondiale.»
Les successeurs de François Mitterrand vont donc hériter de la «charge» des acquis sociaux?
Les acquis sociaux sont là. Il faut se rappeler que la France qui se reconstruit après la Seconde Guerre mondiale, sous l’égide du général de Gaulle, est un pays traumatisé et fracturé entre une partie de la population qui fut collaborationniste, et une autre résistante. Le général de Gaulle a voulu faire un peu oublier cette réalité en lançant une dynamique, notamment à l’issue du Conseil national de la résistance en 1943 puis en 1945, qui a porté sur les fonts baptismaux l’Etat-providence français avec la sécurité sociale, la retraite par répartition, et à travers un modèle social globalement unifié puisque tous les partis, toutes les forces vives de la nation, patronales et syndicales, y ont contribué. Les Français y sont attachés parce qu’il est très protecteur et, surtout, parce qu’il fut fondateur du renouveau français. Ce sont ces acquis successifs qui font ce que la France est aujourd’hui.
Quand on a créé l’Etat-providence, il y a eu, en 1945, une croissance très forte, autour des 5%, avec le plan Marshall et tout ce qui s’en est suivi. La démographie était galopante. Asseoir le financement de l’Etat-providence sur la démographie et sur la croissance fonctionnait très bien. Aujourd’hui, la France et l’Europe font face à une très forte réduction de la démographie.
On est maintenant à 1,7-1,8 enfant par femme. Ce n’est pas assez. Il faudrait être à plus de deux. Cela pèse évidemment sur le financement de la protection sociale qui, par ailleurs, a accru ses prestations. S’y ajoute, bonne nouvelle, le rallongement de la durée de vie –on vit aujourd’hui moitié ou deux tiers de plus qu’en 1945. Donc, partir plus tôt à la retraite et les faire payer par les actifs devient de plus en plus insoutenable.
Tous ces facteurs font que le modèle social tel qu’il fut conçu en France en 1945 est aujourd’hui extrêmement challengé. Cela se traduit, par exemple, par le fait qu’en 2024, les rentrées fiscales, toutes fiscalités confondues (impôts, TVA, taxes en tous genres), se sont élevées à 1.500 milliards d’euros tandis que les dépenses ont atteint 1.670 milliards d’euros. Il y a donc 170 milliards d’euros de différence, un montant gigantesque qui fait que l’on était à 5,4% de déficit en 2024, qu’on sera à 5,4% cette année d’après ce qui est annoncé, et qu’en 2026, vu le contexte politique, s’il atteint 5%, ce sera «formidable». On a un mal fou à baisser et à refranchir la barre des 5%. C’est un problème.

Comment, en tant que ministre de l’Economie et des Finances entre février 2005 et mai 2007, avez-vous réussi à réduire l’endettement?
Quand je suis arrivé à Bercy, la dette affichait 67% du PIB; lorsque je pars, elle a diminué à 63%. L’Allemagne était à 67%. La France faisait donc mieux. On a lancé deux actions absolument majeures. La première relevait de la pédagogie. On ne peut pas se lancer dans une action de réduction de l’endettement si on n’explique pas aux citoyens ce que l’on fait, pourquoi on le fait et pourquoi c’est nécessaire.
J’ai demandé à Michel Pébereau, à l’époque le président de BNP Paribas après avoir été directeur du Trésor, de mener une mission sur l’état de la dette avec toutes les forces politiques représentées, les grandes, moyennes et petites entreprises, l’ensemble des forces syndicales, pour créer une sorte d’«union sacrée» des femmes et des hommes de bonne volonté et essayer de partager une vision commune de ce qu’il fallait faire pour remettre la France sur les rails. Ce fut un outil pédagogique essentiel qui a donné lieu à un rapport encore d’actualité intitulé «Rompre avec la facilité de la dette publique».
Michel Pébereau a ensuite parcouru la France pour expliquer les conclusions de ce rapport et la nécessité de commencer à réduire l’endettement du pays. La deuxième action fut de bâtir, avec le ministre du Budget, Jean-François Copé, une dynamique extrêmement puissante d’analyse de toutes les dépenses de l’Etat. Cela n’a pas été un mais 1.000 chantiers mis en route les uns après les autres. Progressivement, ils ont produit des résultats.
On voit mal comment une union sacrée pourrait être forgée aujourd’hui en France sur un projet de budget. Est-ce ce qui fait le plus défaut?
Je reprends le terme d’«union sacrée» parce que c’est le terme consacré qu’on retrouve dans des moments noirs de l’histoire où la France a réussi à se réunir. La France rentre-t-elle dans un moment critique de son histoire? Cela n’a évidemment rien à voir avec l’entrée en guerre en 1914 où l’on voit émerger ce concept d’union sacrée. Mais je trouve qu’on est dans un moment qui devient de plus en plus préoccupant.
La France n’est pas toute seule. Elle est un des pays fondateurs de l’Europe et, à ce titre, elle aurait presque plus de responsabilité que les autres Etats à tenir les engagements qui ont fait l’Union européenne, l’euro… Depuis 2007, il n’y a pas une année où la France a tenu ses objectifs. Ce n’est pas normal. Comment voulez-vous être entendu quand vous ne tenez pas vos objectifs?
Un pays qui ne compte pas est un pays qui ne compte plus. En ce qui concerne le budget, l’image que l’on voit à l’Assemblée nationale montre bien que l’on est très loin de l’union sacrée… Personne n’arrive à se départir de ses propres logiques partisanes pour voir plus loin dans l’intérêt général. Peut-être faudra-t-il attendre 2027 et l’élection présidentielle pour créer un sursaut.
Je le souhaite vivement. Je présente dans mon livre un certain nombre de voies pour pouvoir le faire. Il me semble qu’il y en a une qu’il faudrait avoir en tête parce qu’elle a fonctionné en Allemagne: se fixer une «règle d’or», l’interdiction d’avoir des budgets en déséquilibre, et l’inscrire dans la Constitution. L’Allemagne l’a adoptée en 2009, ce qui fait que depuis 2011, elle tient tous les ans ses objectifs et qu’elle est aujourd’hui à 62% d’endettement par rapport au PIB alors que la France est à 117%. En 2007, l’Allemagne était à 67% et la France à 63%… Les deux pays ont pourtant été confrontés aux mêmes événements: le Covid, la guerre en Ukraine, la crise de l’énergie. Or, la France est en route vers les 120% d’endettement tandis que l’Allemagne se dirige vers les 60%. Ce n’est pas possible.
Si ce consensus était forgé, la France pourrait-elle réellement, comme vous l’écrivez, revenir en deux ou trois ans à une maîtrise de ses finances?
J’en suis convaincu. Dans les situations critiques comme celle que l’on connaît aujourd’hui, il faut se donner un horizon très court. Si on se fixe un horizon à cinq ou à dix ans, c’est voué à l’échec parce qu’on dépasse le temps politique et qu’on ne peut pas s’engager. Il faut déterminer un horizon qui soit à la main et des politiques et des concitoyens. On ne va évidemment pas passer, en deux ou trois ans, de 117% d’endettement à 60%. Je ne dis pas ça. Mais on pourra se mettre dans une situation où la dynamique est engagée.


La suspension de la réforme des retraites par le gouvernement Lecornu résonne en écho de la difficulté récurrente de la France ces dernières années à faire adopter ce type de réformes. Est-ce aussi un autre renoncement important?
Je suis extrêmement critique de cet abandon. Je parle d’abandon parce qu’il ne s’agit pas d’un décalage dans le temps, il s’agit d’un renoncement. La France a besoin, je ne cesse de le répéter, de travailler davantage, de remettre la machine dans le bon sens depuis que François Mitterrand nous l’a mise dans le mauvais. Les Français ont cru que l’on avait trouvé une troisième voie, que le progrès social, c’était travailler moins. Malheureusement, il faut aussi financer tout cela. On avait enfin réussi à faire comprendre aux Français qu’il fallait travailler un peu plus, passer de 62,9 ans à 64 ans. Et voilà, il faut tout recommencer à partir de 2027.
Je critique cette décision que je trouve très dommageable et qui montre de la France l’image d’un pays qui ne tient pas ses paroles. Elle avait dit à ses pairs, et en particulier à la Commission européenne, que cette réforme faisait partie de celles qui lui permettaient de revenir progressivement dans les critères de Maastricht. On justifie toujours un renoncement en affirmant qu’on a gagné un peu de stabilité, un peu de temps… Mais on ne gagne jamais à renoncer. Ceux qui veulent en avoir le cœur net peuvent regarder le film Le Guépard.
«Le prix politique d’un renoncement est sans aucune mesure avec le bénéfice temporel qu’on espère avoir gagné.»
Quel type de renoncements dommageables la France a-t-elle enduré dans son histoire?
J’ai essayé de retenir des grands moments où la France a renoncé à des principes de base extrêmement forts comme la tolérance avec la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Un pays a un ADN constitué à la fois d’immenses succès mais aussi d’échecs. Bien souvent, on n’apprend à l’école que les premiers. Pourtant, c’est aussi en apprenant de nos erreurs qu’on découvre qui l’on est et que l’on trouve des solutions aux problèmes qui se présentent à nous. Cela vaut aussi pour un pays.
Un exemple: les journées sanglantes de juin 1848 (NDLR: la répression de l’insurrection ouvrière provoquée par l’arrêt de l’expérience des Ateliers nationaux) ont fait apparaître un divorce entre le mouvement social et l’Etat dont il reste encore des traces aujourd’hui. Dans le chapitre sur le renoncement à l’égalité et au mérite, je rappelle aussi qu’entre 1814 et 1848, la France a vécu dans un régime censitaire. Seuls ceux qui avaient payé plus de 300 francs-or avaient le droit de voter. On comprend là pourquoi on a toujours en France un regard extrêmement critique sur les classes aisées ou dirigeantes et sur les personnes qui réussissent car cette blessure est restée au fond de nous.
La France a-t-elle appris du renoncement à la Communauté européenne de défense (CED) en 1954? Est-elle consciente aujourd’hui de l’intérêt d’une Europe de la défense face à la Russie?
Cela participe des ironies de l’histoire. Je ne sais pas si la France a appris de ce renoncement. Mais il est certain qu’elle est consciente aujourd’hui de l’importance d’une Europe de la défense, comme tout le monde. Une Europe beaucoup plus structurée en matière de défense et d’industrie de défense est absolument nécessaire. La France est aujourd’hui un pays moteur dans cette dynamique. Si elle avait accepté la CED en 1954, l’Europe aurait pris une orientation beaucoup plus politique. Pour se rattraper, on est parti sur une Europe plus mercantile à travers le marché commun et puis, le marché unique, ce qui a été un pis-aller pour construire une force européenne.
Le «renoncement à l’âme» que vous identifiez dans la signature par la France et la Grande-Bretagne des accords de Munich en 1938 face à Hitler se répéterait-il aujourd’hui à travers l’attitude des Européens face à la Russie sur la guerre en Ukraine?
Je me garde bien de faire des parallèles historiques. J’essaie de retenir uniquement les atavismes et, quelque part, d’aller au fond de notre ADN historique. Aujourd’hui, l’Europe a tendance à renoncer pour essayer de préserver des acquis. Je suis de ceux qui estiment que l’Europe n’aurait jamais dû accepter le deal de Donald Trump sur les tarifs douaniers. Le prix politique que l’on paie pour un renoncement est toujours sans aucune mesure avec le bénéfice temporel qu’on espère avoir gagné. Sur les tarifs douaniers, le bénéfice temporel était l’assurance de plus de stabilité. Mais la stabilité n’est pas là. Il ne faut jamais renoncer.
(1) Les Dix renoncements qui ont fait la France, par Thierry Breton, Plon, 432 p.


Bio express
1955
Naissance, à Paris.
1997-2002
PDG de Thomson.
2002-2005
PDG de France Telecom.
2005-2007
Ministre français de l’Economie, des Finances et de l’Industrie.
2009-2019
PDG d’Atos.
2019-2024
Commissaire européen au Marché intérieur.











