jeudi, novembre 28

Quatre propriétaires fonciers attaquent une filiale d’Elicio au Kenya. Leurs champs devaient accueillir un parc éolien qui n’a jamais vu le jour. Ils dénoncent un contrat les empêchant de jouir librement de leurs terrains.

Entre deux parcelles en jachère, des agriculteurs travaillent à la main un sol durci par le soleil et l’absence de pluie. A leurs pieds poussent coton, maïs, haricots, sésame ou pastèques. Mais un autre type de culture devrait bientôt être planté dans cette terre rougeâtre caractéristique des régions subsahariennes: une quarantaine d’éoliennes de la société ostendaise Electrawinds.

Nous sommes en novembre 2012, à quelques kilomètres de Mpeketoni, une petite ville proche de la côte kenyane. Afin de mener à bien ce pharaonique projet qui doit devenir le troisième parc éolien du pays, Electrawinds signe le 7 novembre un contrat de bail avec 28 fermiers locaux. En échange de l’usage de leur parcelle, chaque propriétaire terrien recevra annuellement 250.000 shillings (environ 1.900 euros) pendant 25 ans. La représentante locale d’Electrawinds, Susan Nandwa, paraphe les contrats pour le compte des frères Paul et Luc Desender, respectivement administrateur et CEO de l’entreprise flamande. Mais les pépins s’enchaînent rapidement pour les Belges. Acculée par les dettes, la maison mère boit la tasse à Ostende. Nethys reprend alors les projets les plus prometteurs –dont celui au Kenya– et les loge au sein d’une filiale créée pour l’occasion: Elicio.

La couleur de l’argent

A 10.000 kilomètres de là, les agriculteurs ne voient toujours pas la couleur de l’argent promis. Ni la moindre éolienne sortir de terre. Deux mâts de 18 et 24 mètres sont bien dressés pour mesurer la puissance du vent. Des analyses de stabilité du sol sont aussi menées. Puis… plus rien.

Selon Susan Nandwa, le vent ne souffle pas assez fort sur les champs convoités. Les équipes déplacent alors le périmètre du futur parc vers le littoral, à Bahari, où les bourrasques de l’océan Indien s’avèreraient plus intenses. Les baux sont résiliés et les fermiers indemnisés à concurrence de 350.000 shillings (environ 2.600 euros). Sauf les quatre plaignants qui refusent de signer et estiment que l’indemnisation proposée par les Belges ne se montre pas à la hauteur de ce qu’ils estiment avoir perdu. Durant plusieurs années, ils n’ont pas pu développer leur exploitation, celle-ci étant susceptible de disparaître dès le démarrage des travaux. «Le bail que j’ai signé me lie irrémédiablement à Electrawinds Kenya, explique un plaignant que Le Vif a rencontré à Mpeketoni. Ma parcelle ne m’appartient plus. Je ne peux pas la vendre, ni la diviser pour la transmettre à mes enfants. Je ne peux pas non plus la mettre en gage pour obtenir un prêt hypothécaire afin de payer leurs études. Je ne peux rien faire.»

«Nous n’avons jamais utilisé leurs terres. Nous avons juste procédé à des études sur place.»

Illégale et secrète

En janvier 2020, le ciel se dégage pour le projet: Elicio et ses partenaires kényans signent avec le distributeur étatique d’électricité un contrat de 20 ans pour lui vendre, au prix fixe de 70 dollars le MWh, le courant produit par le futur parc éolien. Pourtant, une semaine plus tard, Elicio débranche la prise et décide de revendre le projet. La crise du Covid-19 et un moratoire de l’Etat kényan sur les nouveaux projets énergétiques retardera cette vente.

Deux ans et demi plus tard, comme Le Vif l’a révélé en septembre dernier, Elicio bradera secrètement et illégalement le projet pour un dollar symbolique à son partenaire local Kenwind. Derrière cette entreprise, on retrouve plusieurs hauts placés kényans: l’épouse d’un ministre en exercice, un ancien sénateur et deux avocats prête-nom…

La vente est illégale, car Elicio a violé le décret gouvernance en ne sollicitant pas le feu vert de sa maison mère, l’intercommunale liégeoise Enodia (ex-Publifin). Le gouvernement wallon a ouvert une enquête (lire l’encadré). Le prix de vente intrigue également, alors que plus de 9,1 millions d’euros d’argent public se sont envolés dans le développement du projet éolien.

Las d’attendre, les quatre fermiers ayant refusé l’indemnisation déposent plainte au civil en avril 2021. «Mes clients réclament chacun 9 millions de shillings (NDLR: 66.000 euros) à Electrawinds Kenya pour non-respect des obligations inscrites dans le contrat de bail», indique Me Charles Mwangi du cabinet Ndwenga & Ndwenga Associates, qui représente les plaignants.

Fermiers contre fermiers

Rencontrée sur les hauteurs de Nairobi, l’ancienne employée de la société belge, Susan Nandwa, se défend: «Nous n’avons jamais utilisé leurs terres. Nous avons juste procédé à des études sur place. D’ailleurs, les autres fermiers dont le bail a été résilié sans problème seront appelés comme témoins lors du procès.»

A l’échelle d’Elicio, les montants réclamés sont dérisoires. Mais pour Susan Nandwa, c’est une autre histoire. Lorsqu’elle fut licenciée en février 2022 pour «faute grave», selon un PV du conseil d’administration d’Elicio, ce dernier ne lui a pas accordé de décharge. Cela signifie que si sa responsabilité est engagée dans le cadre du procès qui s’est ouvert ce 27 novembre devant la Haute Cour de Malindi, Elicio pourrait se retourner contre elle et lui réclamer les éventuels amendes et dommages et intérêts à verser aux quatre plaignants.

Contactées à de multiples reprises, Elicio et Nethys n’ont pas réagi à nos sollicitations.

Le vent kényan continue de souffler sur la Wallonie

Les révélations du Vif sur la vente secrète et illégale, par Elicio, du projet éolien Bahari Wind pour un dollar symbolique, ont déclenché une salve de questions (Les Engagés, Ecolo, PTB) en commission du parlement de Wallonie. Le ministre des Pouvoirs locaux, François Desquesnes (Les Engagés), a chargé son administration de faire la lumière «sans délai» sur cette vente. Le dossier se trouve à l’instruction auprès du SPW Intérieur et action sociale. Ses conclusions sont attendues à la mi-décembre.

L’administrateur d’Enodia Damien Robert (PTB) a de son côté demandé au gouvernement de casser la vente, afin de tenter de récupérer au moins une partie des neuf millions d’euros publics investis. Comme l’exécutif wallon l’avait fait en octobre 2019 suite aux ventes secrètes, par Nethys, de ses filiales Voo, Win et Elicio. «L’administration régionale se penche notamment sur la question du droit auquel est soumis le contrat: kényan, international ou belge. Une incertitude demeure», précise François Desquesnes. Le contrat de vente, dont Le Vif dispose, est pourtant clair: «Le présent accord, ainsi que toute obligation non contractuelle en découlant ou s’y rapportant, sera régi par le droit anglais.»

David Leloup, Nicolas Gobiet et Anthony Langat. Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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