jeudi, décembre 26

L’histoire de l’agriculture et celle de la malbouffe sont liées : un scénario à l’américaine, désastreux pour la santé et l’environnement. Comment en est-on arrivé là ?

Les colonnes de tracteurs qui déboulent de la campagne dans la capitale auront eu le mérite de remettre sur la table les enjeux du système agroalimentaire. Un système encore et toujours contrôlé par une industrie qui continue de faire fi, autant qu’elle le peut, des conséquences de son modèle de production sur la santé et l’environnement. La mue qu’on tente de lui imposer, pour réduire les émissions carbone, sauver ce qui subsiste de bio­diversité et lutter contre les maladies dues à l’obésité, est laborieuse. La résistance de la machine de la malbouffe, qui s’est construite au fil de l’histoire de l’agriculture, est impressionnante. Insidieuse aussi, car doublée d’un propulseur marketing redoutable.

« Lutter contre cette machine de la malbouffe est l’un des plus grands défis de la nutrition moderne, alors que nous vivons depuis trois ou quatre générations dans un système qui nous tue à petit feu », atteste Mark Bittman. Cet ancien célèbre chroniqueur culinaire du New York Times, qui enseigne à l’école de ­journalisme de Berkeley, en Californie, publie un livre riche et détonant dans lequel il retrace L’Histoire aberrante de l’alimentation. 10 000 ans d’impacts sur la santé et l’environnement (1). « Le système actuel est principalement le résultat de décisions cumulées, dont certaines ont été prises il y a dix mille ans et d’autres plus récemment », écrit-il dans la deuxième partie de l’ouvrage, consacrée au XXe siècle.

Les agriculteurs se plaignent aujourd’hui d’être le parent pauvre du système alimentaire. En remontant le temps, on s’aperçoit que cela a toujours été le cas depuis le néolithique, lorsque l’agriculture est apparue. « Celle-ci a entraîné un nouveau type de société qui a engendré l’injustice, la pauvreté, la maladie, l’esclavage et la guerre, raconte Bittman. Dès le début, on a vu apparaître les excédents, les élites, les inégalités, les classes dirigeantes. Au cours des dix mille dernières années, l’essentiel de l’humanité a travaillé dur comme agriculteur ou ouvrier. » Avec des conséquences déjà directement observables sur la santé. Après la naissance de l’agriculture, la durée de vie moyenne a diminué de sept ans et la taille des hommes s’est réduite de vingt centimètres, tandis que la démographie explosait.

Malbouffe: USA, à l’origine de tous les maux ?

On peut dire que les prémisses de la malbouffe datent d’il y a six siècles, lorsque l’Europe a élargi ses horizons au-delà des océans et découvert le sucre dont l’histoire fut liée à celle de l’esclavage. « Aucun autre produit alimentaire n’a connu un essor aussi dynamique et universel, aucun non plus n’a suscité autant d’échanges commerciaux », selon Mark Bittman. En 1700, la consommation de sucre annuelle,
en Angleterre, était de deux kilos par personne en moyenne. En 1800, environ dix kilos et, en 1900, près de 45 kilos en 1900, soit dix cuillerées à soupe par jour. Aujourd’hui, elle s’est plus ou moins stabilisée même si elle dépasse largement les 45 kilos dans certains pays comme les Etats-Unis.

Les grandes découvertes et l’exploration de l’Amérique du Nord sont une période décisive dans l’histoire de l’agriculture. Aux Etats-Unis, les terres arables ont attiré les migrants, en particulier dans les vastes plaines fertiles du Midwest, alors qu’en Europe, dès le XIXe siècle, les terres étaient surexploitées et épuisées. A l’époque déjà, presque aucun agriculteur européen n’avait les moyens de mettre ses champs en jachère… En 1862, le Homestead Act signé par Abraham Lincoln, donnant le droit aux migrants installés sur un terrain depuis cinq ans d’en revendiquer la propriété privée, changea la face du monde agricole. L’essor du capitalisme et l’industrialisation firent le reste. C’est aussi en 1862, dans l’Iowa, que fut créé le premier tracteur à moteur à explosion.

Le hamburger, tout un symbole

« L’agriculture industrielle a été inventée aux Etats-Unis et au Royaume-Uni puis exportée sur le continent européen après la Seconde Guerre mondiale, précise Mark Bittman. Le modèle américain extractif, utilisant les ressources naturelles à un rythme non durable en empoisonnant l’eau, l’air et la terre, est devenu la norme. Peu d’endroits au monde y ont résisté. » Avec le développement du rail et du transport ferroviaire, le XIXe siècle a vu naître la première grande crise de surproduction agricole. Le rendement étant son seul outil de mesure, l’agriculture américaine connut un succès phénoménal. Les surplus étaient utilisés pour créer de nouvelles formes d’aliments. L’industrie se mit à tout transformer, manufacturer et s’en mit plein les poches.

Le business de l’alimentation s’est vite érigé en priorité, au détriment du sort des fermiers et d’une nutrition saine. Il y a donc longtemps que les agriculteurs, obligés d’acheter d’onéreuses machines, sont
devenus une classe endettée de façon permanente, devant produire plus pour compenser la baisse des prix et satisfaire les négociants qui, eux, s’enrichissent dans tous les cas. Symbole de l’alimentation du XXe siècle, le hamburger, dont l’avènement est lié à la surproduction de l’élevage bovin, fut imaginé en 1895 par le propriétaire d’un wagon-restaurant à New Haven, dans le Connecticut – toujours en activité – pour satisfaire un client pressé à l’heure du lunch. « Aujourd’hui, 49 milliards de hamburgers sont consommés, chaque année, au pays de l’Oncle Sam », constate Mark Bittman. En Belgique ou en France, 85 % des restaurants proposent des hamburgers sur leur carte.

La première chaîne de restauration rapide, White Castle, fut créée en 1921, à Wichita, dans le Kansas, par Edgar Ingram, qui imagina la vente de hamburgers à emporter dans un sac en papier. Il fallut tout de même d’abord convaincre les consommateurs que manger de la viande hachée était sans danger et que celle-ci n’était pas avariée comme on le suspectait. Ingram se mit à hacher la viande devant ses clients pour les rassurer. White Castle connut très vite un énorme succès qui se répandit dans tout le pays en moins de dix ans. Le fromage vint rapidement garnir le hamburger, d’autant qu’avec le nombre grandissant de vaches dans les prairies américaines, le marché du lait connaissait une surproduction (au point que l’industrie laitière cibla les enfants à qui on enseigna qu’il fallait boire quatre verres de lait par jour, soit un litre, pour être en bonne santé).

Malbouffe: Kraft, Heinz, Nestlé, ­Coca-Cola…

Le hamburger lança l’ère des marques. Kraft, pour le fromage transformé ayant une longue durée de conservation, qui recouvre les hamburgers. En 1920, son concepteur, James Kraft, vendait 40 % du fromage commercialisé aux Etats-Unis. Heinz, pour le ketchup dont on nappe les hamburgers et qui connut une même ascension fulgurante. Le ketchup était une manière de récupérer les morceaux de tomates rejetés lors de la mise en conserve de légumes, dont le procédé faisait les choux gras de l’industrie alimentaire depuis peu. Henry Heinz imagina d’ajouter du sucre à sa mixture carmin pour l’épaissir et la conserver naturellement. Ce fut le début de l’ajout de sucre dans quasiment tous les produits transformés, car, pour les fabricants, il relevait le goût et entraînait une dépendance.

Durant la même période, émergèrent d’autres grands noms – toujours ­dominants actuellement – comme Nestlé, Campbell’s, Coca-Cola, United Fruit (qui deviendra Chiquita)… Pour les fabricants alimentaires, développer des marques est devenu un impératif. Il s’agissait de mettre sur le marché des aliments nouveaux, éloignés de leur forme naturelle, moins nutritifs mais se conservant plus longtemps. La standardisation du régime alimentaire américain, puis mondial, était en marche. Les géants de l’alimentation donnèrent vie à leur « produits faciles à préparer » grâce aux nouveaux outils de la publicité et marketing.

« Nous vivons depuis trois ou quatre générations dans un système qui nous tue à petit feu »

Le train de la malbouffe était désormais bien lancé, poussé par l’apparition des supermarchés, des réfrigérateurs-­congélateurs, des promotions commerciales. Et de la « vitamania » : vitamine B dans la farine, vitamine C dans le jus d’orange concentré, vitamine A dans la margarine. L’enrichissement en nutriments est devenu un nouvel argument de vente au début du XXe siècle. C’était la solution préconisée pour répondre à un problème de carence qui n’existait pas quand le pain était noir. Mais l’industrie a privilégié le pain blanc mou, de la couleur de la pureté, plus facile à vendre, rendu plus blanc encore grâce au chlore et au peroxyde de benzoyle (un ingrédient des crèmes antiacné), qui sont toujours utilisés aux Etats-Unis et interdits en Europe.

McDo, pour 25 milliards de dollars

Le milieu du siècle est marqué par l’ouverture du restaurant des frères Richard et Maurice McDonald qui proposent assiettes et gobelets en carton et réduisent la taille des hamburgers pour les vendre meilleur marché, accompagnés de frites et de milk-shake. Dès 1953, ils franchisent leur établissement, dont la formule et le nom se répandront sur la planète dans les sixties, devenant l’emblème de la malbouffe mondialisée. En Belgique, il faudra attendre 1978 pour voir s’ouvrir le premier McDo, en face de la Bourse de Bruxelles, mais Quick avait déjà envahi l’espace dès 1971. Ces dernières années, les ventes de McDonald’s Corporation génèrent environ 25 milliards de dollars par an. Le poulet, élevé dans des espaces de plus en plus restreints, a suivi le même chemin de production massive et de transformation. Aujourd’hui, la moitié des poulets sont commercialisés sous forme de produits transformés ou ultratransformés comme les nuggets, autre star de la malbouffe.

Il faudra attendre le milieu des années 1970 pour qu’on s’inquiète du lien entre l’alimentation et certaines maladies mortelles. Mais l’industrie alimentaire, qui s’est vu imposer l’étiquetage alimentaire à partir des années 1990 seulement (2000 en Europe), s’est adaptée en finançant des campagnes semant le doute sur les dangers du sucre et des graisses saturées, et en gonflant son budget publicitaire qui atteint actuellement quatorze milliards de dollars aux Etats-Unis : « Soit quatorze fois le budget pour la
prévention des maladies chroniques et la promotion de la santé », note Bittman. Et c’est sans parler des pesticides dont trois millions de tonnes sont pulvérisées chaque année dans le monde. 

Difficile d’arrêter cette machine folle qui rend les gens malades, exploite les agriculteurs et épuise leurs terres. Rendre le consommateur responsable n’est pas forcément la solution. « C’est l’offre qui crée la demande dans le domaine alimentaire, estime Mark Bittman. Ce qui se trouve dans les rayons des supermarchés détermine en grande partie ce que nous mangeons. Une forme d’agriculture destructrice a été imposée aux agriculteurs occidentaux, du moins à ceux qui travaillent pour l’industrie. C’est ce qui arrive lorsque la recherche du profit prime sur tout le reste. Et si la lutte contre la malbouffe s’est révélée peu efficace, c’est parce que, généralement, les gouvernements soutiennent les entreprises aux dépens des consommateurs. »

Cela dit, pour l’auteur culinaire américain, il est temps de se rendre compte que l’agriculture industrialisée a davantage porté atteinte à la Terre que l’exploitation minière ou même l’exploitation des énergies fossiles. D’autres options à l’industrie agroalimentaire existent. L’agroécologie, soit l’ensemble des pratiques intégrant les principes de l’écologie à l’agriculture (fin des monocultures, système alimentaire plus raisonné, production plus rationnelle), fait lentement son chemin. Des réseaux alimentaires régionaux ou locaux se développent de plus en plus, même aux Etats-Unis où la vente directe du producteur au consommateur est passée de 500 millions de dollars, en 1997, à trois milliards, en 2015.

Certains pays tentent de prendre le problème de la malbouffe à bras-le-corps. Exemple : au Chili, depuis 2016, un étiquetage « black label » est imposé aux produits ultratransformés riches en calories, sucre, sel et graisses saturées, et une taxe spéciale de 18 % est imposée aux boissons sucrées dont les ventes ont rapidement diminué de 25 %. « Faire croire qu’il n’y a pas d’autres solutions est une dérobade, une acceptation de succomber aux désastres de santé publique, du climat et de l’environnement, assène Mark Bittman. Ceux qui plaident en faveur du statu quo sont ceux qui en profitent. » Et c’est loin d’être la majorité de la population ­mondiale.

(1) L’Histoire aberrante de l’alimentation. 10 000 ans d’impacts sur la santé et l’environnement, par Mark Bittman, Actes Sud, 336 p.

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