La dispersion et la concurrence des compétences entre la communauté autonome et le gouvernement national n’ont pas favorisé la prévention et la réparation des effets des intempéries meurtrières.
En visite le 3 novembre à Paiporta, commune la plus meurtrie par les intempéries qui ont frappé la région de Valence les 29 et 30 octobre (72 morts sur un bilan, provisoire, de 210), le roi Felipe VI, la reine Letizia, le Premier ministre Pedro Sanchez et le président de la Généralité valencienne Carlos Mazon ont été houspillés par une partie de la population. Cette séquence illustre l’extrême colère ressentie par les sinistrés devant les dysfonctionnements de la prévention du drame et de l’organisation des secours, mais aussi l’instrumentalisation que n’hésite pas à en faire l’extrême droite politique. Le chef du gouvernement, socialiste, a été atteint par un manche de pelle lancé contre lui. La violence qui l’a visé était le fait de membres du groupe Revuelta (Révolte), lié au parti Vox. Pedro Sanchez a été exfiltré par les services de sécurité. Le roi et la reine ont pu aller au devant des habitants, non sans tensions, mais en exprimant, eux, leur empathie. Même si les responsabilités sont diverses dans l’explication de l’ampleur du drame, c’est tout le personnel politique espagnol qui en sort discrédité, dans un pays où la confiance en la politique est déjà parmi les plus faibles en Europe. Chercheur au Centre d’études politiques de l’Europe latine (Cepel-CNRS) et professeur émérite de sciences politiques à l’université de Montpellier, Hubert Peres analyse les enjeux pour l’Espagne du drame de Valence.
Le domaine de la prévention des crises et de la réponse aux urgences relève-t-il d’une compétence partagée entre le gouvernement national et les exécutifs des communautés autonomes, comme celle de Valence?
On est au cœur de l’insatisfaction à l’égard de la réponse politique donnée à cet événement climatique. Tout ce qui concerne l’assistance, l’urgence et les moyens qui les accompagnent –les pompiers, les secours sanitaires, etc.– est de la compétence des communautés autonomes. L’Etat conserve une possibilité d’émission de normes et de prise en charge de la réponse aux crises dans la mesure où il existe différents niveaux d’état d’urgence, et que le niveau maximal est un état d’urgence national. Lorsqu’il est déclaré, il suppose que c’est le gouvernement national qui assume la totalité des responsabilités politiques. Concrètement, le ministre de l’Intérieur prend le commandement de toutes les opérations d’assistance d’urgence, et ce faisant, il dessaisit les présidents des communautés autonomes. L’Etat n’est en charge de l’état d’urgence que s’il est à son niveau maximal. La question a été discutée au sein du gouvernement de Pedro Sanchez immédiatement après la Dana, la dépression en haute atmosphère qu’on appelle «goutte froide» en France et en Belgique. Mais le président de la communauté valencienne, Carlos Mazon, du Parti populaire (PP), n’a pas déclaré l’état d’urgence maximal. Depuis le drame, le PP, à l’échelon national, reproche au gouvernement de ne pas avoir décrété lui-même l’état d’urgence national et l’accuse de s’être soustrait à ses responsabilités… C’est le premier élément, du point de vue normatif. Il y a un enchevêtrement des compétences entre le gouvernement et les exécutifs des communautés autonomes. Dans ce cas-ci, elles n’ont pas été bien appliquées.
Le Parti populaire joue-t-il sur deux tableaux?
La critique émane du Parti populaire à l’échelle nationale, pas du président PP de la communauté valencienne qui, s’il le faisait, avouerait en quelque sorte son incapacité à gérer la situation. De toute façon, le Parti populaire critique de façon systématique le gouvernement socialiste actuel, quelle que soit son action. On est dans une situation de très grande polarisation de l’expression politique en Espagne. Le PP ne cesse de dire que Pedro Sanchez est illégitime et que plus tôt il s’en ira, mieux ce sera. Il mène une action tous azimuts, dans tous les domaines.
«Dans ce système très décentralisé, une coordination extrêmement forte est nécessaire pour que cela fonctionne bien.»
D’autres éléments interviennent-ils dans la répartition des compétences?
Un deuxième élément est le fait que la force la plus efficace, la plus nombreuse et la plus mobilisable en cas d’urgence est l’armée. Celle-ci est à la disposition de l’Etat. Quand l’état d’urgence nationale est déclaré, elle peut intervenir à la demande du président de la communauté autonome. D’après les informations connues à ce stade, Carlos Mazon a d’abord fait appel à l’armée pour une zone très limitée de la communauté valencienne. Il n’a pas procédé à un appel généralisé. Et puis, très peu de temps après, il a demandé à l’Etat de mettre à sa disposition 5.000 soldats supplémentaires… Le tout s’est fait dans des conditions extrêmement chaotiques. Enfin, troisième élément, celui de la prévention. Une des explications probables à l’ampleur de la catastrophe, même s’il faut être très prudent parce qu’on n’a pas toutes les données, est qu’il n’y a pas eu d’avertissements à la population pour lui demander de rester chez elle. J’habite en France au bord de la région des Cévennes, très affectée par ce qu’on appelle les épisodes cévenols. Dès qu’il y a la perspective d’orages violents, on est avertis par une alerte, et immédiatement, les universités, les écoles… demandent d’éviter tout déplacement. Il est probable qu’un événement tel qu’il s’est produit à Valence n’aurait pas fait autant de victimes ici parce que les gens seraient restés chez eux. En Espagne, beaucoup ont été pris dans leur voiture parce qu’ils ont continué à circuler. Là encore, il y a un enchevêtrement des responsabilités. Les informations météorologiques dépendent en Espagne d’institutions étatiques, un organisme national de météorologie, un organisme hydrologique national… Ceux-ci ne délivrent pas de messages d’alerte aux citoyens mais indiquent qu’il y a un état d’alerte dont l’importance est fixée par un code couleur. Dès le matin du 29 octobre, l’agence nationale de météorologie a émis une alerte rouge, indiquant que le phénomène serait d’une ampleur extraordinaire. Mais c’est de la communauté autonome que dépend l’envoi d’un message d’alerte aux citoyens par téléphone mobile pour leur demander de rester chez eux. Cette décision n’a été prise qu’avec un retard extrêmement important. En partie parce qu’il y a eu un précédent à la fin de l’année 2023 dans la communauté de Madrid, dirigée également par le Parti populaire: l’agence avait émis un avertissement rouge, l’exécutif régional avait déclenché une alerte auprès des citoyens, et il se trouve que l’événement catastrophique ne s’est pas produit…
Peut-on aller jusqu’à affirmer que la gestion politique décentralisée a, dans ce cas-ci, été plus un handicap qu’un avantage?
Oui. Cela avait été aussi le cas pour la gestion du Covid. La politique dans ce dossier avait été chaotique. Le gouvernement émettait des normes nationales. Mais chaque communauté est responsable du secteur de la santé. Et elles avaient accepté ou non de respecter ces recommandations. Cela fut donc extrêmement compliqué. Un nombre très élevé de morts a été observé à Madrid parce que la communauté autonome était en conflit très vif avec le pouvoir socialiste. On avait déjà eu la démonstration que dans ce système très décentralisé, une coordination extrêmement forte entre les communautés est nécessaire, comme cela aurait dû être le cas dans la crise du Covid, et entre l’Etat et les communautés concernées, dans le cas du drame de Valence, pour que cela fonctionne bien. En l’occurrence, un flou politique persiste parce qu’il existe un certain nombre de barrières entre le moment de l’avertissement et le moment de l’action, entre les différents niveaux de l’action, entre l’Etat qui possède les moyens militaires et la communauté autonome qui décide de faire appel à l’armée… La structure très décentralisée de l’Espagne crée un talon d’Achille pour répondre à des situations d’urgence de cette nature.
«Si les élections avaient lieu aujourd’hui, la droite reviendrait au pouvoir, sans aucun doute.»
A l’occasion de ce drame, on a rappelé que l’exécutif de la communauté valencienne dirigé par le Parti populaire avait supprimé l’Unité de réponse aux urgences créée par le gouvernement de gauche auquel il avait succédé…
La critique est venue de la gauche espagnole. Mais elle n’est pas très sérieuse et relève davantage de la polémique politique. Pour une raison assez simple: cette agence n’existait que sur le papier. Décidée sur le principe en 2023, elle n’avait pas encore été mise en place. Donc, on n’a rien supprimé du tout. Par ailleurs, le rôle projeté de cette unité était extrêmement flou. Et certaines catégories de professionnels, comme les pompiers, y étaient très hostiles en affirmant qu’elle ne servait à rien, sinon à rajouter une couche supplémentaire aux procédures d’urgence. Malgré tout, c’est illustratif du fait que la droite espagnole est beaucoup plus hostile à l’intervention de l’Etat et qu’elle cherche à tout prix à démanteler des structures qui, selon elle, ne servent à rien.
La contestation populaire exprimée notamment contre le Premier ministre Pedro Sanchez peut-elle affaiblir son gouvernement?
Il est évident que dans une situation comme celle-là, avec des morts particulièrement nombreux et des dégâts aussi considérables, peu de citoyens feront une analyse des responsabilités institutionnelles réciproques. Ce sont les responsables politiques en général qui seront considérés comme «coupables». Cela ne peut donc rejaillir que de façon extrêmement négative sur la cote de popularité, déjà très basse, du gouvernement en place. C’est un gouvernement très fragile et qui n’a pas vraiment de majorité, obligé qu’il est de négocier en permanence, en particulier avec les partis nationalistes catalans, pour prendre des décisions. Pour preuve, il est incapable aujourd’hui de faire adopter un budget. Il est évident que les événements de Valence rendront encore plus difficile la volonté du gouvernement de trouver grâce auprès de l’opinion publique. Cela étant, Pedro Sanchez est sur le fil du rasoir depuis qu’il est au pouvoir, c’est-à-dire depuis 2018. Ceux qui lui reconnaissent des qualités, à gauche, considèrent qu’un de ses atouts est d’être assez calme, et de rester stoïque dans la plupart des situations. Et au fond, sa survie dépend plus des négociations au sein de sa majorité hétéroclite et divisée que des rapports avec la droite obsédée par le fait de le voir partir. On assistera sans doute à une recrudescence des attaques du Parti populaire. Mais je ne crois pas que cela aura un effet politico-institutionnel immédiat. Néanmoins, si les élections avaient lieu aujourd’hui, la droite reviendrait au pouvoir, sans aucun doute.