Des animaux «empaillés» volés pour trois millions d’euros. Et revendus dans le monde entier. L’affaire, non résolue, a été confiée à la police locale de Chaudfontaine, pas à des enquêteurs spécialisés…
L’interphone du portail du collectionneur d’animaux sonne. Christian Polis décroche. «C’est toi, Polis ? T’as intérêt à laisser tomber l’affaire. Viens voir dans ta boîte aux lettres.» Sur les images filmées par la vidéosurveillance, un homme approche du portail, sort du périmètre de la caméra et la camoufle avec un masque anti-Covid. Dans la boîte aux lettres: une balle. D’arme de chasse. Christian Polis est prévenu. «On m’a peut-être menacé pour que j’abandonne et qu’il puisse continuer son business?», s’interroge-t-il encore aujourd’hui. «Il», c’est son ancien employé, N.C.
Début 2021, Christian Polis réalise que le jeune homme lui a volé quelque 850 pièces – crânes, peaux, trophées et animaux naturalisés. On ne dit plus «empaillés», la paille a depuis longtemps été abandonnée au profit de matériaux plus durables. Le préjudice est estimé à plus de trois millions d’euros. N.C. a revendu aux quatre coins du globe et à prix sacrifiés ces pièces volées à Sprimont, en province de Liège. Christian Polis dépose plainte, l’ex-employé passe aux aveux. Mais l’instruction, aux mains d’une juge invisible et de policiers locaux dépassés par l’ampleur internationale de l’enquête, patine.
Parti de rien, Christian Polis fait fortune dans la construction, puis l’immobilier. Grâce au succès de ses nombreuses entreprises, il consacre une partie de son temps et de son argent à ses passions: les animaux et la chasse. Poussé par des amis que sa collection de trophées impressionne, il ouvre Masaï Gallery, en 2009, à Sprimont, où il réside. L’entreprise est spécialisée dans l’import-export d’animaux naturalisés, morts de causes naturelles en captivité. Christian Polis y fait travailler des taxidermistes locaux et engage N.C. en 2012. Masaï enchaîne les contrats internationaux. Parallèlement, l’homme d’affaires se constitue une des plus grandes collections d’animaux naturalisés au monde.
Des animaux de tous les continents
A la veille de la pandémie, il signe des ventes avec les musées des provinces chinoises de Shanghai et Wuhan et, en parallèle, cède sa collection privée à une fondation: la Polis Animals Foundation. Celle-ci est protégée, les pièces ne peuvent pas être dispersées. A l’abri dans un gigantesque hangar adossé à sa ferme de caractère entièrement rénovée, des milliers de paires d’yeux fixent les curieux visiteurs ou potentiels acheteurs. Des oiseaux des cinq continents, mais également girafes, zèbres, ours, cerfs, chacals, bisons, lynx, loups, guépards, chamois, pumas, tigres, ouistitis, ornithorynques, blesbocks, grysboks, steenboks, céphalophes de Grimm, jusqu’aux licornes des mers…
L’univers de la taxidermie est sujet à beaucoup de fantasmes. Pour certains, c’est un artisanat qui se transmet de génération en génération par les passionnés du monde animal. Pour d’autres, ces bêtes sauvages ou exotiques figées à jamais suscitent une curiosité morbide. Elles ne sont cependant pas réservées aux chasseurs voulant décorer leur cheminée d’une tête de cerf ni aux milliardaires désireux d’exhiber un ours polaire devant leur chalet de montagne. Les taxidermistes sont aussi sollicités par les zoos, cirques ou musées pour récupérer les peaux issues de morts naturelles, dans le but de préserver la mémoire d’animaux parfois en voie d’extinction.
Dans ce microcosme international où tout le monde se connaît, circulent des sommes conséquentes. Sur les sites spécialisés, il faut compter jusqu’à septante mille euros pour un tigre de Sibérie, quarante mille euros pour un ours polaire, 17 000 euros pour un chihuahua de l’époque victorienne, sept mille euros pour un cougar… Les plus petites pièces, comme les têtes de gibier ou les peaux, se vendent entre cinq cents et 1 500 euros. Comment, dès lors, résister aux prix cassés proposés par N.C. sur les sites 2ememain, Marketplace, ou directement par messages privés sur des groupes Facebook internationaux spécialisés?
Des paris pour 46 500 euros par mois
Rien ne laissait présager cette traîtrise. «J’avais l’habitude de plaisanter en disant à N.C. qu’il était presque le fils de Christian», raconte une proche du collectionneur. Fidèle employé, il devait, à terme, hériter de l’entreprise. Christian Polis avait pourtant déjà pardonné à N.C. certains écarts antérieurs. En témoigne une reconnaissance de dettes de 16 500 euros, ultime tentative de passer l’éponge entre les deux hommes.
L’employé de Masaï semblait souffrir d’une sévère addiction aux jeux de hasard. Entre janvier 2019 et février 2021, N.C. a effectué 1 252 paiements vers des sociétés de jeux via la plateforme Hipay, pour un montant total de 1 164 041 euros. Soit plus de 46 500 euros dépensés en moyenne chaque mois en paris sportifs, sur des casinos en ligne et autres sites de jeux de hasard. Rien qu’en 2019, N.C. a dépensé plus de 460 000 euros sur le site du casino Circus. «Que ces plateformes et les banques qui les alimentent n’aient pas réagi face à de tels montants me laisse sans voix…», peste Christian Polis.
Lors de ses aveux, le jeune homme a déclaré avoir pris rendez-vous avec un psychologue pour combattre son addiction, et a demandé à être interdit de casino. Des allégations jamais vérifiées. C’est évidemment avec le fruit de la revente des pièces volées à la galerie et à la fondation que le jeune homme jouait et remboursait ses dettes. «Tous les profits générés par mon activité frauduleuse sont partis dans mon assuétude aux jeux», déclare-t-il lors de son premier interrogatoire. Ce dont Christian Polis doute ; il reste convaincu que des pièces volées sont stockées dans des planques.
Il coupait les caméras de surveillance
Ce business parallèle aurait duré de juin 2018 à début 2021. Le jeune homme profitait des absences de Christian Polis et de ses libres accès au hangar de Masaï Gallery et à la collection privée pour se servir. «Il était seul, il avait toutes les clés. Il venait chez moi trois fois par semaine. Il descendait dans ma cave et coupait les caméras de surveillance», déclare l’homme d’affaires. L’employé pioche ensuite dans le carnet d’adresses de Masaï Gallery pour trouver ses acheteurs potentiels en Europe, en Chine, en Australie.
Christian Polis n’est pas la seule victime de cette affaire. Cinq autres personnes escroquées se sont constituées parties civiles, dont un taxidermiste proche collaborateur de Masaï et un client régulier. N.C. a ainsi passé plusieurs commandes au taxidermiste au nom de Masaï pour ensuite revendre les pièces à son profit. Quant au client, il a été contacté par SMS par le jeune homme pour lui emprunter de l’argent: une avance de trois mille euros pour acheter un lot d’animaux naturalisés. N.C. lui a fait miroiter une plus-value à la revente et un retour sur investissement de 1 500 euros en neuf jours. Il n’a jamais récupéré sa mise.
Deux kiwis contre un lion
N.C. recourait à diverses méthodes pour toucher rapidement des fonds. Comme lors de cette transaction avec un client néerlandais désireux de vendre un lion. N.C. lui promet alors de trouver acquéreur et lui laisse un couple de kiwis naturalisés en garantie. Il vendra le lion à un acheteur italien. Le client néerlandais, lui, ne sera jamais payé et devra se contenter des oiseaux néo-zélandais. «Il a tout osé», résume Christian Polis.
Ce trafic ne pouvait pas passer inaperçu éternellement. En février 2021, après vérification de l’inventaire, Masaï Gallery découvre l’envergure de l’escroquerie de son employé. «On l’a remarqué quand un petit ours blanc que j’adorais a disparu, soupire Christian Polis. Dans la collection, il m’a volé plus de 350 animaux. Mais comment voulez-vous le remarquer parmi tous les autres?» N.C. n’a alors d’autre choix que d’avouer, à son patron, puis aux forces de l’ordre. «Je savais pertinemment que l’on finirait par me tomber dessus, mais le démon du jeu était plus fort, et je me suis enfoncé de plus en plus», tente d’expliquer le jeune homme, en aveux dès février 2021. Malgré ses remords, N.C. conteste «tout trafic volontaire» de documents d’identification des animaux. Son avocat déplore de même devant la justice le «show médiatique de monsieur Polis», et des «dénonciations calomnieuses», après quelques articles parus dans la presse en 2021. L’avocat du jeune homme n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Polis contre police
La plainte de Christian Polis déposée, l’affaire est confiée à la brigade locale de recherche de Chaudfontaine. Les charges retenues contre le suspect et ses complices potentiels sont relativement mineures: vol domestique, abus de confiance, recel. Vu de loin, une banale arnaque. L’affaire est pourtant bien plus complexe: un système de vol organisé, d’escroquerie à grande échelle, violant des conventions internationales, impliquant des sommes élevées qui échappent à la TVA et aux impôts et qui se retrouvent, en bout de course, blanchies dans les jeux d’argent. Une affaire démesurée pour des policiers locaux.
Depuis un poste de police exigu, mais tout neuf, planté au milieu de la zone commerciale de Chaudfontaine, les inspecteurs découvrent au fur et à mesure les méandres de l’univers feutré de la taxidermie transnationale. Ce qui ne va pas sans faux pas. Les victimes reprochent en effet aux inspecteurs un manque de professionnalisme, une absence de maîtrise du dossier et une motivation minimale à le faire avancer.
D’abord, la première privation de liberté de N.C. ne durera que 1 h 45, à son domicile. Il sera relâché, pour détailler ses aveux 48 heures plus tard devant la police de Chaudfontaine. Le temps, potentiellement, de mettre au point son histoire et de couvrir sa compagne d’alors et un ami d’enfance, eux aussi dans le collimateur de la justice. Ces deux suspects nieront, lors de leurs auditions, avoir été au courant des agissements de N.C.
Des animaux, des comptes commun et une couche de poussière
Pourtant, deux comptes bancaires personnels de l’ex-compagne de N.C. ont été utilisés pour recevoir, notamment, cinq mille euros d’un client chinois qui a acheté, fin 2020 à N.C., un Hocco de Spix, oiseau tropical d’Amérique du sud. Les comptes communs du couple ont vu transiter, en outre, quelques centaines de milliers d’euros tirés du commerce parallèle de N.C. Son ex-compagne et mère de sa fille pouvait-elle l’ignorer?
Quant à l’ami de jeunesse de N.C., il s’auto-incrimine dans un enregistrement réalisé à son insu. Il reconnaît avoir acheté au noir à N.C. de très nombreuses pièces volées chez Masaï. Et alors qu’il ne pouvait pas avoir de contacts avec N.C., «après la visite des policiers», il a envoyé son épouse «parce que les policiers ne savent pas qui c’est», «très tard, chez les parents de N.C.». Comme il avait chez lui plein d’animaux volés, l’ami ne savait pas ce que N.C. avait raconté lors de son audition «et il fallait essayer de se couvrir»…
Après la première perquisition chez N.C., en février 2021, les policiers décident de restituer les ordinateurs portables appartenant à Masaï Gallery, sans les avoir ouverts. Pas besoin de les examiner, selon eux, vu «la couche de poussière sous laquelle ils étaient lors de leur découverte». Et cela alors que les vols avaient démarré en 2018. De même, le téléphone de N.C. analysé par les experts informatiques en juillet 2022 a été acheté en octobre 2021, huit mois après le dépôt de la plainte.
La piste de l’entrepôt «au trésor»
Le «bon» téléphone, celui recelant tous ses contacts durant la période infractionnelle, n’a toujours pas été scruté. Quant à la balle retrouvée dans la boîte aux lettres de Christian Polis, pourtant soigneusement récupérée à l’aide d’un masque chirurgical, elle ne sera pas analysée par les inspecteurs. Il n’en sera même jamais fait mention dans le dossier judiciaire.
Reste une fameuse piste, non investiguée par les enquêteurs. N.C. aurait-il pu dérober et entreposer ours polaires, bébés phoques, cerfs, lions ou bisons chez lui, avec autant de discrétion, durant trois années? Ou disposait-il d’un lieu secret où il stockait les animaux volés? Apprenant le licenciement de N.C. pour vol, un collaborateur de Masaï Gallery s’est rendu chez lui pour tenter de comprendre ses agissements. «Il m’a dit quelque chose qui m’a de suite interpellé: “Je n’ai rien ici.”» Depuis, ce dernier est convaincu qu’il existe une cache où se trouvent encore des bêtes dérobées. Quelques jours plus tard, il confirme ses suspicions en enregistrant secrètement une discussion avec l’ami et complice présumé de N.C. Selon la retranscription de l’enregistrement réalisée par la police, cet ami explique, à propos de N.C., que «les pièces qu’il revendait à côté du boulot, il les mettait dans un entrepôt qu’il louait pas loin de chez Masaï.» Il y resterait même du stock, «et ce n’est pas deux ou trois têtes».
Des propos qu’il confirme lors de son audition par les policiers, précisant qu’il ne connaît pas la localisation exacte de cette planque. Interrogé à son tour, N.C. niera avoir loué ou possédé un entrepôt. Cela suffira pour que la piste du hangar soit abandonnée. Les avocats des victimes ont pourtant demandé à la justice d’investiguer davantage. La juge d’instruction estimera, dès juin 2021, que «divers devoirs ont d’ores et déjà été exécutés vainement afin d’identifier ce hangar». Circulez…
«Trois millions ne vont pas le ruiner»
L’appareil judiciaire a-t-il réellement pris la mesure de l’affaire? Entendu dans le cadre de l’instruction, un témoin du clan Polis a surpris le chef d’enquête en train de plaisanter avec l’un des suspects: «Ce n’est pas trois millions qui vont ruiner Monsieur Polis!» Justice de classe inversée? Pour les victimes, l’instruction devrait être menée par des enquêteurs spécialisés dans le trafic international. Contactés, les policiers de Chaudfontaine n’ont pas souhaité s’exprimer sur une enquête en cours.
Difficile d’obtenir de véritables résultats tant l’affaire passe de main en main. Une véritable patate chaude que se renvoient la police locale et la juge d’instruction, et un organisme international, la Cites. Signée en 1973 à Washington et ratifiée dix ans plus tard par la Belgique, cette convention a pour but de réguler le commerce international des espèces de la faune et de la flore sauvages menacées d’extinction. Chaque animal menacé, vivant ou naturalisé, dispose d’un certificat Cites permettant de l’authentifier lors d’une transaction.
Deux crocos à Amsterdam, d’autres animaux en Angleterre et ailleurs
Plusieurs animaux appartenant à Christian Polis ont été retrouvés en Belgique et à l’étranger par une collaboratrice de Masaï, qui a mené l’enquête, seule, sur les réseaux sociaux. Grâce à elle, deux crocodiles du Nil ont notamment été localisés à Amsterdam par le service Cites néerlandais, mais sans leurs certificats. Les polices belge et néerlandaise sont en contact. L’organe belge de la Cites essaie depuis plus d’un an de rapatrier les deux bêtes. En vain: sans la signature de la juge d’instruction, qui n’a pas paraphé ce formulaire, les deux services Cites ne peuvent collaborer… Un tigre volé par N.C. et revendu à un Anglais a également été localisé par la police batave.
Pour l’heure, seuls plusieurs animaux de petite taille, pas les plus chers, ont été récupérés. Non grâce à l’enquête de la police, mais par les recherches du clan Polis. Face à l’inaction de la juge d’instruction, les avocats des victimes ont déposé plusieurs requêtes devant la chambre des mises en accusation afin d’ordonner les devoirs d’enquête non réalisés par la juge. En attendant, dans le hangar de Christian Polis, à Sprimont, des milliers de paires d’yeux, témoins muets des larcins de N.C., espèrent depuis près de trois ans revoir leurs camarades dérobés.
Et l’assurance?
Christian Polis avait pris soin d’assurer sa collection privée et celle de Masaï. La première chez XL Insurance, plafonnée à 400 000 euros. Un plafond ici largement dépassé et que l’assureur refuse d’honorer. Il propose cent mille euros à la fondation. Quant à Masaï Gallery, l’assureur AG refuse de couvrir le sinistre. Selon le contrat, si le vol est effectué par un employé de l’entreprise, l’assurance ne fonctionne pas. Christian Polis conteste: «N.C. n’a pas agi seul!» L’homme est doublement amer et s’est tourné vers les tribunaux. Ces douze dernières années, il a versé 275 000 euros de primes pour assurer les deux collections.
*Article écrit en collaboration avec Julien Beauvois, Abdeslam Bensaid, Thomas Gehenot, Clémence Giroulle et Antoine Ramet (Imp4ct)