Le 1er avril, à la Chambre, Bart De Wever a été, pour la première fois, interrogé longuement en commission, par les députés fédéraux de l’opposition. L’occasion de mieux découvrir le style, l’humour, l’insolence même, du nouveau Premier ministre.
L’héortologie est une science des temps sacrés. Elle étudie les rites que se donne une société, leurs moments et leurs calendriers. Bart De Wever, ancien historien dont l’ambition est de faire l’histoire plutôt que de l’écrire, est devenu une figure de la Flandre, pour laquelle il rêve d’une indépendance dans des délais lointains, peut-être même pas ceux de sa propre existence terrestre. Pour atteindre cet objectif de temps très long, il se plie à des rituels de court terme, en insistant bien sur le malheur qu’il doit porter maintenant pour que la cause qu’il défend s’impose dans longtemps. Tout ce que sa tâche de Premier ministre implique, tout ce qu’il montre avec ostentation devoir s’imposer, les mots qu’il prononce, la langue dans laquelle il les prononce, les blagues qu’il fait, les gestes qu’il pose, ses tenues et ses mimiques, tout cela compose cette héortologie de Bart De Wever, donc de la Flandre, donc de la Belgique.
Ainsi se déroula, un 1er avril, sa première vraie séance d’échange avec les députés de la législature, en commission Intérieur, Sécurité, Migrations et Matières administratives, pendant quatre heures. Un sacré moment. Le jour rituel des plaisanteries, la date idéale pour commencer à débattre avec un Parlement qu’il ne considère guère, et à se moquer en français d’élus francophones et en néerlandais des néerlandophones qui ne votent pas encore pour lui. Et si la date est idéale, l’horaire ne l’est pas moins, puisque les députés de tous les partis sont présents –ils ont leur tenue de parlementaire, leurs questions sont prêtes, ils sont presque solennels déjà– mais que Bart De Wever n’est pas là. Le héros flamand, on le connaît; l’acteur habile, lui, se présente tardivement devant la commission, mais révèle très vite son talent caustique.
«J’étais dans une autre salle, tout seul. Je croyais que c’était un poisson d’avril.»
Trois pages et huit lignes
Il arrive avec sa cravate bleu clair bien encadrée dans un costume gris avec gilet, il est entouré d’une porte-parole francophone et d’un porte-parole néerlandophone, et il commence. «Excusez-moi pour les cinq minutes de retard, j’étais dans une autre salle, tout seul. Je croyais que c’était un poisson d’avril. Malheureusement, vous êtes là», et évidemment il prononce cette formule inaugurale de malédiction en français. Avant le débat sur l’Ukraine qui est au programme, et avant les 25 questions d’actualité programmées, le Premier ministre doit présenter son exposé d’orientation politique sur les compétences fonctionnelles qui sont directement les siennes: il y a le SPF Chancellerie, évidemment, ainsi que le Centre pour la cybersécurité Belgique (CCB) et la politique de siège, c’est ce qu’il va faire pour toute la législature, mais la note ne fait que trois pages et huit lignes, six avec les pages de garde, et en trois minutes 30, quatre minutes, il a fini de les lire. C’est peu respectueux et c’est risible, c’est risiblement irrespectueux, mais lui, il peut. Il a le bâton d’immunité comique, celui dont rêvent probablement les héortologues les plus investis. D’ailleurs, la cheffe de groupe du Vlaams Belang, Barbara Pas, prend la parole, fort sacrilège, en pouffant après Jeroen Bergers, le jeune député N-VA qui félicite Bart De Wever, qui s’était fait connaître en s’essuyant les pieds sur un drapeau belge, et qui, très sacralisant et courageusement trouve, en néerlandais, que l’exposé du Premier ministre est visionnaire et inspirant. Barbara Pas observe, en flamand, que si comme son parti, la N-VA était dans l’opposition, celle-ci serait beaucoup moins enthousiaste envers l’accord de gouvernement. Mais elle pouffe encore quand elle félicite le Premier pour son organisation du bicentenaire de la Belgique, «c’est le 1er avril, mais hélas ce n’est pas une blague», déplore-t-elle toujours en flamand.
Derrière elle, le socialiste Eric Thiébaut observe, en français, que le bicentenaire de la Belgique, c’est le chapitre de ses trois minutes 30 sur lequel Bart De Wever a été le plus bref, il demande ce qu’il va en faire, une grande fête, un feu d’artifice, quoi? Et devant, Barbara Pas se retourne et pouffe encore. Benoît Lutgen (Les Engagés) dit qu’on est à six fois plus de temps pour les répliques que pour l’exposé et merci pour la concision, et il espère qu’on aura un gouvernement bruxellois d’ici le bicentenaire. François De Smet (DéFI) ajoute que le seul projet, pour l’instant, est de rénover un parc. En français, Bart De Wever souligne que les questions sont très précises, et même trop à ce stade de la législature, il n’est là que depuis deux mois et, par conséquent, il ne sait pas s’il pourra organiser un feu d’artifice en 2030, ni où. Il pense que oui, il propose Anvers où il habite, Bastogne où Benoît Lutgen vit, et pourquoi pas Hensies qui est la commune d’Eric Thiébaut. Mais il n’est pas encore sûr, il n’a pas encore de budget, et ça fait toujours rigoler.
Puis il retourne au néerlandais pour «répondre plus techniquement» pendant dix minutes, presque trois fois plus que son exposé. Sur chaque point, méticuleusement, sa réponse est qu’il n’est là que depuis deux mois et qu’il ne sait pas encore répondre à tout. A côté, sa porte-parole francophone rigole à chaque fois. A un moment, il reprend en français et il bafouille; il demande à sa porte-parole comment on dit, en français, «les gens qui font des trucs sur Internet». «Elle ne sait pas, dit-il, et pourtant elle est francophone, hein», et elle rit, les députés aussi, et alors elle rougit. Le mot en français, c’est «hackeur».
«Je devrais vous inviter au kern»
Il reprend en néerlandais, puis il passe au français pour signifier que le site belgium.be est totalement démodé, et que le site de la Flandre pourrait servir d’exemple. Plus tard, il demande le pluriel de «portail Internet», et ça, sa porte-parole francophone sait. Puis il réévoque la grande célébration de 2030. «Le bicentenaire! Tout le monde m’en a parlé aujourd’hui! C’est le jour pour en parler, le 1er avril.» Ça sera le bicentenaire et les 50 ans du fédéralisme, en 2030, précise Bart De Wever, même si le fédéralisme belge date de 1970… Jeroen Bergers, le jeune député N-VA qui s’était essuyé les pieds sur le drapeau belge, trouve, en néerlandais, tout cela très clair et très enthousiasmant. Barbara Pas pas du tout. Elle regrette, en flamand, que la vraie histoire de la Belgique et l’oppression dont ont été victimes les Flamands ne soient pas mieux promues dans les projets jubilaires, d’ailleurs les nationalistes flamands ont protesté à tous les anniversaires, celui de 1855, celui de 1880, celui de 1905, celui de 1930, celui de 1955, celui de 1980 et celui de 2005, qu’allez-vous faire Monsieur le Premier ministre? Et Bart De Wever part aux toilettes pendant que les députés votent sur son exposé d’orientation politique. Il revient, c’est l’heure de la pause et tout le monde se rend à son tour aux toilettes. Lui, il se rassied à sa place et un journaliste du Soir essaie de lui soutirer une interview. Il n’en a plus donné, ni en français ni en flamand, à ce journal depuis environ 20 ans, à peu près quinze pour Le Vif.
La séance doit encore durer deux petites heures, dans lesquelles il faut placer un débat sur l’Ukraine et la Défense, ainsi que 25 questions d’actualité, dont une qui l’embête particulièrement sur le cumul par les ministres fédéraux d’une indemnité de logement avec un logement de fonction, à laquelle il consacrera pas moins de 37 secondes de formules rituellement vides, tout à la fin, juste après deux ou trois douzaines de secondes de clarifications sur les modalités de la prochaine taxation des plus-values, à quoi «une réponse encore plus courte pourrait être «non», a-t-il dit, parce qu’on verra bien en kern quand on fera le budget ce que seront ces modalités.
Sur l’Ukraine, ce n’est pas comme sur le bicentenaire, Bart De Wever dépasse de loin les six minutes qui lui sont dévolues. Il explique à Nabil Boukili (PTB) qu’il trouve qu’il a des idées intéressantes: «Je devrais vous inviter au kern.» Il rappelle qu’il doit partir à 18 heures pour un kern, justement, sur ces sujets, justement aussi. Il ajoute, en français, qu’il s’excuse «d’avoir débordé sur le chronomètre mais [il] voulai[t] répondre à ces questions d’une importance importante, enfin…», il hésite. Il regarde sa porte-parole francophone qui remue les lèvres et il enchaîne «haute, quoi».
Il reste 53 minutes et 23 questions orales, toutes venues de l’opposition. Caroline Désir (PS) veut savoir si le fédéral subsidiera encore la Brussels Pride, et Bart De Wever répond «pourquoi pas?». Sofie Merckx (PTB) est gechoqueerd en flamand, Christophe Lacroix (PS) estime en français que ses non-réponses sont des réponses et Rajae Maouane (Ecolo) a beaucoup de respect pour lui mais ne sait pas quoi dire après une telle réplique. Les trois voulaient avoir des précisions sur la position de la Belgique à propos de Gaza.
«Excusez-moi, mais c’est à quelle question que je suis en train de répondre, là?»
«Je devrais vous inviter à mon cabinet»
On reprend alors en français exclusivement, parce que Barbara Pas, qui a introduit des questions sur les mêmes thèmes, est partie. François De Smet veut savoir où en est «la cellule spécifique institutionnelle rattachée au cabinet du Premier ministre», et François De Smet veut aussi savoir ce qu’il en est de «la mise sous tutelle de la Région bruxelloise». Alors Bart De Wever, qui a déjà parlé d’institutionnel pendant les discussions précédentes, s’arrête: «Mais, excusez-moi, mais c’est à quelle question que je suis en train de répondre, là?» Sur la cellule rattachée à son cabinet, il répond qu’il ne peut pas en dire beaucoup plus que ce qu’il a dit il y a deux semaines lors de son exposé d’orientation politique sur l’institutionnel, mais qu’il a à son cabinet «un plein-temps et un mi-temps en train de préparer les travaux avec des spécialistes de chaque groupe linguistique». Ce sont les mêmes réponses que la fois précédente, en effet, mais avec du personnel en plus, alors François De Smet et Bart De Wever rigolent en se demandant quand le recrutement de spécialistes de l’institutionnel dans son cabinet s’arrêtera. Sur la tutelle fédérale sur la Région bruxelloise, Bart De Wever dit que François De Smet sait comme lui que c’est constitutionnellement impossible, et après avoir invité Nabil Boukili au kern, il suggère que «peut-être je dois vous inviter à la cellule institutionnelle de mon cabinet». «Bonne idée, vous invitez déjà le PTB au kern», lui répond François De Smet, et Bart De Wever s’en va, 100 mètres plus loin, au kern, ayant répondu plus ou moins à une dizaine de questions sur les 25, parfois en à peine quelques secondes, souvent avec quelques blagues, jamais avec précision et toujours avec le dédain du supérieur forcé de se coltiner un moment sacré d’un rituel auquel il ne croit pas, dans un temple que ses croyances lui proscrivent de respecter.