Les intelligences artificielles génératives pourraient accentuer le repli déjà perceptible des interactions humaines, alerte le philosophe Louis de Diesbach, invitant chacun à «remettre un peu d’ordre».
Chaque jour, des millions d’utilisateurs de ChatGPT agrémentent leurs échanges avec l’agent conversationnel d’OpenAI de «bonjour», «merci» et «s’il te plaît». Un systématisme en apparence anodin, si ce n’est qu’à force de lui conférer les traits et le langage des êtres humains, l’intelligence artificielle capte toujours plus ce qui constitue (constituait?) leur singularité. Dans «Bonjour ChatGPT» (1), le philosophe et éthicien des technologies Louis de Diesbach interroge notre rapport aux IA par le biais de l’anthropomorphisme, cette tendance à attribuer des formes ou des caractères humains à ce qui ne l’est pas. Non pas que celle-ci pose en soi problème. «La réponse appartient sans doute à chacun. Mais une autre question, peut-être plus difficile encore, revient s’imposer à nous: à quoi renonçons-nous quand nous nous adressons à une machine? A chaque « Bonjour ChatGPT », quelles valeurs mettons-nous entre parenthèses?», questionne l’auteur.
Plusieurs indices semblent démontrer qu’en parallèle à l’expansion des machines, nos sociétés feraient face à un repli des interactions entre individus. Au-delà de l’image désormais courante de personnes rivées sur leur smartphone dans un espace public, les résultats de tests mesurant l’empathie chez les étudiants s’avèrent inférieurs de 40% par rapport à ceux du siècle dernier, souligne une étude, pourtant publiée il y a déjà onze ans, citée dans l’ouvrage. Autre chiffre interpellant: 57% des jeunes consommateurs préféreraient une caisse automatique à l’interaction avec un individu. Or, il serait «périlleux d’oublier qu’une machine, aussi puissante soit-elle, n’a pas d’émotion et qu’elle n’est que capable de les imiter: une suite de 0 et de 1 n’est jamais une forme valable d’empathie ou d’écoute», écrit Louis de Diesbach.
«Une suite de 0 et de 1 n’est jamais une forme valable d’empathie ou d’écoute.»
Par ailleurs consultant au Boston Consulting Group (BCG), un cabinet international de conseil en stratégie, ce dernier ne développe en rien un discours technophobe. Il suggère, en revanche, de «remettre autrui et notre relation à l’altérité et au réel au centre des développements technologiques». Et d’activer, en tant qu’individus, notre capacité à «nous plonger dans des matières qui ne nécessitent pas un écran et une connexion Wi-fi mais une table, deux cafés et une paire de chaises.» Un appel à la sobriété technologique, en quelque sorte, qui n’équivaut pas à subitement tout éteindre, mais plutôt à n’utiliser les solutions d’intelligence artificielle ou les technologies inondant le quotidien qu’en cas de besoin.
(1) «Bonjour ChatGPT». Comment l’intelligence artificielle change notre rapport aux autres, par Louis de Diesbach, Mardaga, 160 p.