Pour la professeure associée Virginie Boelen, les projets d’éducation par la nature reposent trop souvent sur une vision utilitariste du territoire, loin de cultiver la «solidarité biotique» avec le vivant.
Virginie Boelen est l’une des références de l’écoformation, un terme qui désigne les pratiques visant à reconnecter l’humain avec le vivant. Professeure associée au département d’éducation de l’université du Québec à Trois-Rivière (UQTR), elle a codirigé l’ouvrage collectif L’Education par la nature (Le Manuscrit, 2024), questionnant les pratiques d’apprentissage «du dehors». Son parcours a largement nourri sa réflexion sur les failles du rapport occidental au territoire: née en Ethiopie, elle a vécu 17 ans en Afrique, avant de rejoindre l’Europe, notamment la Belgique, puis le Canada. «J’ai fait des études d’ingénieure, ce qui avait fortement surpris mes parents, vu que j’étais proche de la nature, raconte-t-elle. Mais je savais que j’y reviendrais. J’ai choisi stratégiquement de m’investir dans l’éducation, car tout le monde y passe. C’est elle qui forge les acteurs et les décideurs de demain.»
Vous êtes mandatée par le ministère de l’Education du Québec pour définir un cadre épistémologique à l’école du dehors. Pourquoi est-il si important d’en esquisser les contours?
Derrière l’intention de faire de la pédagogie du dehors ou du plein air, il y a souvent une perspective utilitariste, très anthropocentrée. Ces initiatives reposent toujours sur un discours colonialiste, utilisant le dehors «pour» le bien-être de l’enfant, «pour» l’enseignant. Au fond, elles se fichent du dehors en tant que tel: il n’y a aucune relation de réciprocité avec le vivant. Plutôt que de questionner le caractère erroné de notre perception du monde, elles nourrissent le paradigme de la domination et de la certitude. Le socioconstructivisme postule qu’on peut apprendre des uns et des autres sur un phénomène, mais sans entrer en relation avec celui-ci. Les enseignants que j’accompagne pensent souvent s’appuyer sur un programme du dehors déjà solide, avant de réaliser qu’ils étaient loin du compte.
«Plutôt que d’utiliser le territoire pour apprendre des disciplines, il faut utiliser les disciplines scolaires pour s’enraciner dans le territoire.»
Cette perspective utilitariste, centrée sur les bienfaits de la nature pour l’humain, n’est-elle pas un mal nécessaire afin de prouver ce que celle-ci peut nous apporter, dans une société qui tend à l’oublier?
Ce que vous énoncez fait écho à la perte générationnelle du rapport à la nature. Les enfants ne savent plus ce que signifie le fait d’entrer en relation avec le territoire. Il y a un grand paradoxe: les jeunes sont connectés à la connectique, mais totalement déconnectés du vivant. L’éducation occidentale, hors sol, a fait des nos enfants des handicapés du dehors. Par extension, cette absence de réciprocité avec le vivant alimente l’absence de vivre ensemble, la destruction, l’envahissement. Bien sûr, il faut commencer par le plus simple. Etre dehors, c’est mieux que d’être dans une classe, puisque le processus d’écoformation se réalise qu’on le veuille ou non. Mais certaines initiatives du dehors restent tellement pauvres en matière d’apprentissage… Elles s’opèrent encore dans un sens descendant et retranchent les élèves dans une posture passive.
Quel paradigme proposez-vous?
Plutôt que d’utiliser le territoire pour apprendre des disciplines, il faut recourir aux disciplines scolaires pour s’enraciner dans le territoire. La première chose est de désinhiber les sens, d’aller chercher cette fibre ontologique dont la société nous écarte. J’emmène des jeunes à l’extérieur avec les yeux bandés, pour leur faire prendre conscience de l’absence d’activation des autres sens que la vue. Comment tel oiseau chante-t-il? Est-ce de façon répétée? Quelle est la fréquence? Ce tronc, est-il lisse ou rugueux? Quelle sensation cela procure-t-il? Quels adjectifs peut-on mettre sur ces expériences? Les jeunes se rendent compte qu’ils n’ont aucun langage pour parler de la nature, ni aucune compétence pour entrer en relation avec elle. On peut leur demander de faire jaillir une histoire incroyable en français à partir d’un petit terrain, de l’écrire dehors car c’est ce territoire qui leur tiendra la main. Quand un enseignant se rend à l’extérieur avec sa classe pour un cours de maths, peut-être serait-il intéressant de laisser quelques minutes aux enfants pour qu’ils puissent ressentir. S’ouvrir à l’imprévu sans arriver avec un canevas précis.
«En cultivant la relation au territoire, on met en place une solidarité biotique, c’est-à-dire à l’égard du vivant.»
En quoi l’imprévu peut-il faire sens dans une démarche pédagogique?
Alors que j’accompagnais un groupe, une jeune fille décide de se mettre pieds nus à la fin d’un temps en nature. Un enseignant lui aurait ordonné de remettre ses chaussures. Je lui ai plutôt demandé «pourquoi t’es-tu mise pieds nus? Nous inviterais-tu à faire la même chose? Et si on décidait ensemble?». La fois suivante, il avait à nouveau plu et les enfants n’avaient pas oublié ma proposition. On a pu aborder des choses extraordinaires. Est-il aussi facile de saisir une épine de pin avec les doigts de pied qu’avec les mains? De cette simple expérience, on a pu parler des personnes souffrant d’un handicap, explorer des questionnements éthiques de différences par rapport à l’autre, etc.
Quelles vertus identifiez-vous dans cette autre manière d’apprendre?
On ne peut comprendre le réel sens de la biodiversité si on ne la vit pas. En cultivant la relation à la nature ou au territoire en tant qu’entité vivante, on met en place une solidarité biotique, c’est-à-dire une solidarité à l’égard du vivant dont on se sent faire partie, comme une sorte d’apparentement. En faisant comprendre au jeune qu’il fait partie du vivant, ce dernier devient pour lui un besoin, voire un manque si on l’en prive. Si j’ai été mandatée par le ministère de l’Education, c’est aussi en raison du phénomène d’écoanxiété qui paralyse les jeunes.
«Une fois qu’on se lie avec le vivant, il n’y a plus de raison d’être écoanxieux: on choisit d’agir.»
N’est-on pas nécessairement écoanxieux lorsqu’on est attaché au vivant?
L’écoanxiété pourrait être considérée comme un phénomène anthropocentrique vécu par celui qui n’est pas connecté au territoire et le voit de manière utilitariste. Une fois que l’on se lie avec le vivant, on est sur un autre registre: de par cette solidarité biotique, on choisit d’agir. On affirme que c’en est assez, que l’on veut autre chose. Ce que j’aime dans cette relation au vivant, c’est qu’elle est source de créativité, d’innovation dans la manière de la vivre autrement, de façon harmonieuse, symbiosynergique. Le discours de partis écologistes restent souvent gris, ennuyeux à nous astreindre à des écogeste moralisateurs. Lutter contre les bouteilles en plastique, ça reste du superficiel. Comme l’avait souligné le philosophe norvégien Arne Næss dans les années 1970, il nous faut plutôt travailler notre relation profonde au territoire, selon une approche écophilosophique autour de la phénoménologie du rapport au vivant, conduisant à une éthique environnementale. A ceux qui disent qu’ils en ont marre de ces entraves et qu’ils veulent vivre leur vie, je leur dis: «Justement, je vous offre un feu d’artifice de vie complètement différente. La porte est juste devant vous, vous ne l’avez même pas encore ouverte.»