L’opération, impulsée par l’Association Syndicale des Magistrats, vise à alerter les autorités sur le délabrement judiciaire en cours en Belgique. Sous la légèreté de ce «spectacle» bon enfant, quelques témoignages bien réels sont venus glacer l’assistance.
Environ un millier de spectateurs se sont pressés ce mercredi soir dans le vaste auditoire Janson de l’ULB, où se tenait un procès d’un genre particulier. Celui de l’État belge, coaccusé avec la justice d’abandonner son statut d’État de droit — rien que ça.
Pour tenir les rôles de cette fiction concoctée par l’Association des Magistrats (ASM) et sa bouillonnante cheffe de file Manuela Cadelli, quelques personnalités du monde judiciaire se sont ainsi mises en scène avec une truculence non-dissimulée. Que du bon monde ; de l’avocat Jean-Pierre Buyle grimé en impitoyable procureur général, à Nathalie Galant, fameuse pénaliste chargée de défendre face à lui l’État (incarné par un autre avocat, Jacques Englebert), en passant par Laurence Massart, vraie présidente de Cour d’assises, ici naturellement chargée de diriger le débat contradictoire. Pour défendre cette pauvre justice (personnalisée par l’avocate Audrey Lackner), il fallait un poids lourd du monde judiciaire, ici joué avec gravité par l’ancien président de la Cour de cassation Jean de Codt, jamais en retard pour rappeler à quel point sa cliente est mal en point…
Bonne humeur
Destiné à marquer le coup des dix ans de l’appel du 20 mars, qui chaque année voit le monde judiciaire réclamer qu’il soit mis fin au manque de moyens (humains et financiers) dont il pâtit à tous les échelons, le spectacle a charrié son lot de remarques ironiques et d’éclats de rire — parmi les acteurs et le public. «There is no alternative!» s’est exclamé Jacques Englebert (l’État belge), singeant malicieusement Maggie Thatcher, pour justifier l’austérité dont souffre le monde judiciaire. «L’État providence, c’est fini!», renchérissait son avocate Nathalie Galant…
Votre intérêt nous donne du courage pour affronter l’hostilité des temps qui viennent
Les dégâts provoqués par ce délabrement de plus en plus visible de la justice (à commencer par des bâtiments tombant en ruine et des dossiers qui prennent l’eau), ont été énumérés par le procureur général Buyle: non-exécution des décisions de justice, arriéré judiciaire incontrôlable, surpopulation carcérale, burn-out généralisé, etc. Ce dernier a appelé logiquement à une condamnation ferme des deux accusés. tout en s’interrogeant: et si la solution, c’était l’IA, dont on parle tant? Sans convaincre grand-monde…
Le réel au grand galop
Au milieu de cet entre-soi enjoué et grinçant, une pléiade de témoins, venus raconter le réel dans ce procès pourtant fictif, ont charrié leur lot d’histoires à glacer le sang. Cela a commencé avec l’économiste Bruno Colmant, qui a très sobrement démontré le non-sens économique du désinvestissement judiciaire — une vision à court terme, comprenait-on entre les lignes. Cela s’est poursuivi avec un témoignage prouvant à quel point une justice désinvestie impacte profondément les plus précaires et les plus vulnérables, telles les mères de famille célibataires, bien démunies face à un patriarcat dénoncé en filigrane.
Est venu le moment de Julien Moinil, le nouveau procureur de Bruxelles. Qui, au milieu des fusillades qui éclatent aux quatre coins de la capitale, doit se contenter d’une quinzaine de policiers supplémentaires sur la centaine demandés — des policiers à qui l’on arrive même pas à attribuer un bureau, a déploré ce dernier. Un procureur qui doit ménager du temps bien nécessaire pour accueillir les parents des enfants potentiellement victimes d’actes pédophiles à la crèche du Solbosch de l’ULB, tout en faisant face au désarroi profond de son personnel administratif, sur lequel «pèse une pression gigantesque». Pas une parole en l’air; Moinil faisant au passage mention de la mort récente d’une collaboratrice au parquet d’une crise cardiaque. Son âge: 47 ans.
Et que dire des injonctions négatives de la ministre de la justice afin de ne pas exécuter des centaines de jugements. N’y aurait-il pas là quelque chose d’inconstitutionnel?, s’est ému Moinil, qui n’a décidément pas sa langue dans sa poche. «Je dépasse un peu mon rôle, mais s’est dans ma nature professionnelle», s’est-il excusé sous les yeux d’un Jean de Codt qui l’approuvait, lui qui jadis traita l’État belge de «voyou».
Mais le témoignage le plus glaçant est sans doute venu de l’avocat Harold Sax, membre de l’observatoire international des prisons, venu rappeler que le système judiciaire belge n’est pas exempt de toute faute. C’est qu’en Belgique, plus qu’ailleurs, on enferme et on enferme longtemps, et dans des conditions indignes d’un État de droit, a-t-il expliqué, chiffres et exemples à l’appui. Un parmi d’autres: celui d’un détenu ayant mis le feu à sa cellule, parce que dans certains cas c’est la seule façon d’appeler à l’aide un personnel pénitentiaire lui aussi en sous-effectif. Sauf que l’alarme était en panne et que le détenu a brûlé vif de longues minutes — ses cris ont traumatisé son voisin d’infortune, qui en a informé l’avocat au parloir.
Ce jeudi, c’est devant la tour des finances, qui abrite le bureau de la ministre de la Justice Annelies Verlinden (CD&V), que le monde judiciaire s’est retrouvé pour défendre une justice indépendante, démocratique et accessible, efficace et humaine, au travers notamment d’une lettre ouverte. Pour faire face à «l’hostilité des temps qui viennent», ainsi que l’a dénoncé, le plus sérieusement du monde, Manuela Cadelli en préambule de ce procès (presque pas) fictif.