En Belgique, quatre détenus sur dix sont incarcérés sans avoir encore été jugés. Officiellement exceptionnelle, la détention préventive est devenue une routine judiciaire qui frappe souvent les plus vulnérables.
Chaque année, des personnes incarcérées avant jugement sont finalement relaxées, souvent après des semaines ou des mois d’enfermement sans preuve solide. «C’est un cas de figure assez rare, mais qui existe. Il faut se battre pour éviter l’incarcération préventive de nos clients», avoue Gökhan Bascivan, avocat pénaliste. «Dans 99,9% des cas, ajoute-t-il, quand l’un de mes clients est visé par un mandat d’arrêt, il passe dans ce régime d’emprisonnement. C’est là que se joue une bataille juridique souvent perdue d’avance. C’est très difficile de l’en sortir, même quand les preuves de l’accusation sont faibles.»
La détention préventive, telle que conçue par la loi, doit être exceptionnelle, utilisée uniquement lorsque la liberté du suspect présente un risque sérieux de fuite, de récidive ou d’entrave à l’enquête. Mais dans la pratique, elle s’impose comme un automatisme.
En 2024, 40,1 % des personnes détenues en Belgique l’étaient sans condamnation, selon les dernières données européennes. Un taux qui place le pays au deuxième rang de l’UE, juste derrière Malte.
Damien Scalia, professeur de droit pénal à l’ULB, rappelle que «juridiquement, les détenus incarcérés préventivement sont tous innocents jusqu’à preuve du contraire. La présomption d’innocence s’applique, vu qu’il n’y a pas encore eu de jugement».
Des critères précis aux justifications floues
La législation belge prévoit des balises claires. L’article 16 de la loi du 20 juillet 1990 stipule qu’un mandat d’arrêt ne peut être délivré que «dans des cas de stricte nécessité pour la sécurité publique.» Les juges doivent s’appuyer sur une évaluation rigoureuse des risques.
Sur le papier, la règle est nette. Dans les faits, elle s’efface derrière des pratiques bien plus souples. Un rapport publié en 2024 par l’Institut national de criminalistique et de criminologie (INCC) met en lumière ce décalage. Sur 82 mandats d’arrêt analysés, 62% invoquent un risque de fuite. Mais ce motif n’est utilisé seul que dans 2,4% des cas. Dans 44% des dossiers, les juges cumulent trois critères alors qu’un seul suffit légalement.
Ce recours mécanique à plusieurs motifs inquiète les chercheurs. Selon l’INCC, il ne traduit pas une analyse individualisée, au cas par cas, mais «un réflexe de protection juridique destiné à prévenir les contestations».
Les formules utilisées sont souvent stéréotypées et peu détaillées. L’absence de domicile fixe, la précarité économique ou une nationalité étrangère deviennent des motifs génériques d’enfermement. Or, plusieurs jurisprudences européennes l’affirment sans ambiguïté: «Ni l’origine étrangère, ni le manque de liens nationaux ne peuvent, à eux seuls, démontrer un risque de fuite réel et concret».
Cette banalisation de l’exception interroge Damien Scalia. «Le juge d’instruction dispose d’une marge d’appréciation importante. Les textes belges et européens permettent des interprétations qui varient selon les préjugés du magistrat. Avec le temps, la détention préventive est devenue routinière. On ne la remet même plus en question.»
De son côté, l’avocat Gökhan Bascivan constate cette dérive quotidiennement. Il note que les profils visés sont les mêmes. Les critères de vulnérabilité sociale ou d’origines étrangères apparaissent souvent dans les dossiers de ses clients. «Cette forme de pénalisation est facile et rapide à mettre en place. Et on se retrouve avec des innocents en prison, qui, il faut le dire, présentent des caractéristiques ethniques ou sociales communes, souvent sujettes à des discriminations.»
Le rapport de l’INCC confirme que les alternatives prévues par la loi ne sont presque jamais utilisées. Libération sous conditions, assignation à résidence, caution… Ces options ne sont examinées que lorsque le risque de fuite est écarté, ce qui correspond à 32% des cas.
Une fausse bonne idée?
Une fois la détention préventive décidée, il devient difficile d’en sortir. Faire appel est théoriquement possible, mais dans la pratique, les juges qui reprennent le dossier confirment presque toujours la décision initiale.
Pour Damien Scalia, ce phénomène crée un effet d’inertie: «Il y a une solidarité entre juges. Quand l’un décide l’enfermement préventif, les autres hésitent à remettre en question cette décision. Cette inertie a des conséquences sur le prononcé final des peines. Si une personne reste six mois en détention préventive pour une affaire qui aurait dû lui en valoir deux, les juges ont tendance à aligner la peine sur la durée déjà purgée.»
Selon lui, ce fonctionnement permet d’éviter des demandes d’indemnisation. «Ce qui est profondément choquant, affirme-t-il, c’est que la personne aurait dû être libre depuis longtemps, mais qu’elle reste en prison pour des raisons d’arbitrage administratif ou par une peur des juges d’aller à l’encontre de leurs collègues.»
A cela s’ajoute la confusion entre prévenus et condamnés. A la prison de Saint-Gilles, par exemple, les personnes en attente de jugement sont incarcérées avec celles qui purgent une courte peine. Une situation régulièrement dénoncée par les organisations de défense des droits humains et l’INCC.
Damien Scalia explique que ces conditions d’emprisonnement renforcent encore les inégalités: «Les prévenus n’ont pas accès au travail rémunéré ni aux formations. Ils ne peuvent bénéficier ni de permissions de sortie ni de congés pénitentiaires. Mais en tant que prisonnier en détention préventive, vous aurez par contre le droit de recevoir des visites tous les jours».
Le profil des détenus visés n’est pas aléatoire. Une personne blanche avec un parcours universitaire ou une situation financière stable a statistiquement moins de chances de finir en détention préventive. La mesure touche prioritairement les plus précaires. «Ce système engendre des discriminations flagrantes et maintes fois dénoncées», constatent tant Damien Scalia que Gökhan Bascivan.
Une justice saturée, un système à bout
Le recours à la détention préventive s’explique aussi en partie par la saturation du système judiciaire. Le nombre de magistrats par habitant est l’un des plus faibles d’Europe (13,23 pour 100.000 habitants). Les retards s’accumulent et la préventive devient un outil de gestion. Une solution d’attente face à l’incapacité structurelle de juger dans des délais raisonnables.
«La détention préventive est un régime nécessaire, reconnaît Gökhan Bascivan. Mais elle doit rester exceptionnelle. Aujourd’hui, c’est devenu la règle. Quand on fait appel pour contester l’emprisonnement, dans la majorité des cas, la personne reste enfermée. En huit ans de métier, je n’ai jamais vu un client dédommagé pour un abus d’emprisonnement, même quand celui-ci est jugé innocent à l’issue de son procès.»
Si le taux de détentions préventives est élevé en Belgique plus qu’ailleurs et que rien n’avance depuis plus de 30 ans, «c’est pour des raisons politiques, estime Damien Scalia. Il y a la crainte d’être perçu comme laxiste par l’opinion. Cela bloque toute réforme. Il n’y a aucune volonté politique de remettre en question ce système. Je pense que c’est un calcul électoral. Les électeurs auraient l’impression que le politique veut relâcher des délinquants. Mais ce ne sont pas des délinquants. Ce sont des innocents tant qu’ils ne sont pas jugés».
















