L’issue récente du procès Eternit, qui a vu la multinationale belge condamnée pour « faute intentionnelle » pourrait inspirer d’autres tribunaux dans des litiges liés à la pollution. Analyse d’une décision explosive.
Le jugement du tribunal de première instance de Bruxelles dans l’affaire Eric Jonckheere contre Eternit aura fait moins de bruit que l’arrêt de la cour d’appel dans celle de l’Affaire Climat contre l’Etat belge, récemment condamné pour sa négligence en matière climatique. Pourtant, ce jugement, qui encourage d’autres victimes de l’amiante à saisir la justice, devrait avoir des répercussions bien au-delà du cas Eternit. Du nom de cette entreprise dont l’usine installée à Kapelle-op-den-Bos (Brabant flamand) a rejeté, pendant des décennies, ces « poussières mortelles » à l’origine de nombre de cancers de la plèvre pulmonaire. Les parents et deux frères d’Eric Jonckheere sont morts de ce cancer et lui-même a contracté la maladie. Conseillé par l’avocat Jan Fermon, il vient d’obtenir gain de cause. Le tribunal a estimé qu’Eternit avait commis une « faute intentionnelle » à son encontre, en continuant à produire ses produits amiantés alors qu’elle en connaissait le danger.
Cette reconnaissance était la condition pour pouvoir réclamer des dommages et intérêts directement à l’entreprise. En effet, la loi programme de 2006 créant le Fonds amiante, alimenté par tous les employeurs du pays, stipulait que les victimes ne pouvait aller en justice pour obtenir des indemnités supplémentaires de l’entreprise pollueuses, sauf si une « faute intentionnelle » était établie dans le chef de celle-ci. La justice a donc donné raison à David face à Goliath. Le jugement précise que cela dépasse même l’intentionnel, car Eternit a mené des campagnes de désinformation pour dissimuler la toxicité de ses produits. Se basant sur autre jugement, prononcé à Bruxelles en 2011, il relève qu’Eternit « a minimisé et occulté, systématiquement et contre toute réalité, le danger de l’amiante et a ainsi saboté, entre autres, les initiatives législatives visant à protéger la santé publique ».
L’argument de la légalité ne tient pas
Eternit a rapidement fait appel de cette décision. Quel que soit l’arrêt que rendra la cour d’appel, le jugement en première instance fera date. « Outre la faute intentionnelle, le tribunal dit clairement que l’entreprise devait gérer le risque lié à l’amiante même si on ne le lui imposait pas légalement, commente Delphine Misonne, professeure à l’Université Saint-Louis, spécialiste du droit de l’environnement. On se souvient que, lors du grand procès en Italie il y a une dizaine d’années, Eternit avait tenté de faire valoir que son activité était légale et que ce qui lui était reproché n’était pas réglé dans le permis d’environnement. Ici, selon le juge, que ce n’est pas la question pertinente. L’important est de savoir si l’entreprise avait connaissance de la dangerosité de son produit et si, malgré cela, elle a continué à exposer ses travailleurs et son environnement direct. Eternit, qui dès les années 1960 avait connaissance de la toxicité de l’amiante, ne peut se retrancher derrière l’argument selon lequel tant qu’il n’y avait pas de norme, on pouvait continuer comme avant. Ce jugement est un signal fort donné à toutes les entreprises polluantes. »
En effet, cette décision pourrait s’appliquer à d’autres polluants qui ne sont ou n’étaient pas considérés comme réglementés. « Le juge dit qu’à partir du moment où l’entreprise a connaissance de possibles conséquences nocives de son produit, un comportement normalement prudent et prévoyant impose qu’elle limite le risque d’exposition, continue le Pr Misonne. C’est une notion essentielle de responsabilité civile. » On pense évidemment au Roundup de l’entreprise Monsanto ou aux PFAS que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), l’agence spécialisée de l’OMS, vient de déclarer « cancérogène » et « peut-être cancérogène » pour deux d’entre eux : les fameux PFOS et PFOA, le plus souvent identifiés dans les pollutions dues à cette substance artificielle « éternelle ». Mais on sait depuis le début des années 2000 et le procès remporté, en Virginie-Occidentale, par l’avocat opiniâtre Rob Biliott contre la multinationale Dupont qui a inventé le revêtement Teflon, que ces PFAS sont toxiques.
« Ce n’est pas pour rien que de grands investisseurs ont déclaré craindre que les PFAS ne deviennent le nouvel amiante, souligne Delphine Misonne. Quand l’entreprise est une multinationale, comme Eternit ou 3M, elle ne peut ignorer les risques liés à son activité partout là où elle est implantée. Pour 3M, il était sans doute plus facile d’exploiter et de produire des PFAS en Belgique plutôt qu’aux Etats-Unis où le contentieux est déjà important. » Autrement dit, au vu de la jurisprudence créée par le jugement Eternit, si procès il y a, l’entreprise 3M ne pourrait prétendre qu’elle ne savait pas. La justice environnementale et sanitaire a encore du pain sur la planche.