Remontés contre l’accord du Mercosur, les agriculteurs donnent à nouveau de la voix. Même s’ils sont de moins en moins nombreux, les «paysans» gardent un poids symbolique élevé.
L’accord de libre-échange entre l’Union européenne et les pays du Mercosur met en concurrence les agriculteurs d’ici avec des éleveurs sud-américains non soumis aux mêmes exigences de qualité. Les manifestations des «paysans» ont donc repris. Si leur nombre recule toujours plus d’année en année, ils restent malgré tout un symbole. Même le Premier ministre français, Michel Barnier, se dit paysan… Entretien avec Edouard Morena, maître de conférences en sciences politiques à l’University of London Institute in Paris et auteur de l’ouvrage Paysan.
Dans le mot «paysan», il y a pays. Cette référence commune induit-elle un rapport particulier aux agriculteurs?
Etymologiquement, cette référence au pays fait lien avec l’idée d’enracinement. Cette allusion à la terre souligne que les agriculteurs ne sont pas là que pour produire et nourrir mais aussi pour animer et occuper le territoire, commun à tous.
En Belgique comme en France, la classe paysanne occupe une place dans l’espace politico-médiatique qui n’est pas proportionnelle à son poids réel au sein de la population, en déclin. Les agriculteurs s’en vont, écrivez-vous, tandis que le paysan reste. Comment l’expliquer?
La permanence du mot «paysan» s’explique par le poids symbolique des agriculteurs. Ils ne sont en effet pas considérés que comme des acteurs économiques, producteurs agricoles en l’occurrence, mais ils renvoient à une manière de voir le monde et à des valeurs, comme le travail, la famille, le sens de l’effort ou le patriotisme, qui débordent largement la sphère agricole. Dans une époque de grande instabilité politique, de tensions internationales et de crise climatique, les paysans, en vertu de ce qu’ils incarnent, constituent presque un refuge, avec un côté rassurant. D’une certaine manière, le paysan représente quasi à lui seul une réponse à ce monde bousculé: il traverse le temps et fait preuve de résilience, quoi qu’il arrive. C’est ce qui le rend attractif.
Traditionnellement, les valeurs qu’incarne le paysan sont plutôt reliées aux élites sociales, auxquelles les agriculteurs ne sont pourtant pas d’emblée rattachés. Un paradoxe?
Le sens du mot «paysan» a été historiquement forgé par d’autres au service d’intérêts souvent extérieurs à ceux des populations agricoles. Depuis longtemps, les élites sociales cherchent à ce que la paysannerie porte les valeurs qu’elles estiment être les bonnes. Au Moyen Age, les nobles projetaient déjà ces valeurs sur les paysans, notamment parce que cela leur permettait d’exercer un certain contrôle social sur eux. A l’époque, les élites étaient très dépendantes des agriculteurs qui généraient leur richesse et asseyaient ainsi leur pouvoir. Autre exemple: à l’introduction du suffrage universel masculin, en 1848, les paysans représentaient une très large part de l’électorat. Les élus dépendaient donc d’eux. Au fil du temps, les paysans ont appris à s’approprier et à jouer le rôle qu’on leur avait assigné: cela leur permet de mieux défendre leurs intérêts catégoriels. Ainsi, dans le contexte plus récent de la mondialisation, les agriculteurs comptaient sur les milieux politiques pour adopter des mesures protectionnistes et faire de l’agriculture un secteur protégé bénéficiant en quelque sorte d’une exception agriculturelle. Si les paysans ont accepté et acceptent toujours d’endosser ces valeurs, c’est dans le cadre d’une sorte de donnant-donnant.
«Les rapports de domination existent entre exploitations et au sein des exploitations agricoles.»
On pourrait imaginer le paysan comme l’équivalent de l’ouvrier, donc surtout défendu par la gauche. Or, il incarne, comme on l’a dit, des valeurs plutôt portées par la droite. Pourquoi la gauche et la droite se disputent-elles la défense et la représentation des intérêts paysans? Aucune autre catégorie socioprofessionnelle ne bénéficie de ce double intérêt politique…
Effectivement. Même si la gauche va plutôt défendre les plus petits paysans contre les plus gros, tous les partis, de la gauche à la droite, se veulent proches du mouvement paysan. Ils se servent de ce rapport particulier entre l’agriculture, les paysans et la nation. Tout le monde promeut la paysannerie comme symbole de la nation.
Lors de manifestations d’agriculteurs, même paralysantes ou violentes, les forces de police ne réagissent pas de la même manière qu’avec des cheminots, des activistes écologistes ou, en France, des gilets jaunes. Bénéficient-ils d’une sympathie de principe?
Oui. Non seulement, on laisse les agriculteurs bloquer des autoroutes mais il arrive que des responsables politiques se rendent même sur les lieux du blocage pour manifester leur soutien. Cela peut, une fois encore, s’expliquer par le poids symbolique de cette classe paysanne: d’un point de vue politique, il serait presque dangereux de réprimer ces mouvements de mécontentement du monde agricole, qui bénéficient généralement de la sympathie et de l’appui de la population. Médiatiquement, le traitement d’une grève de cheminots, à propos de laquelle on va de suite parler de prise d’otage des voyageurs, par exemple, n’est pas le même non plus que celui des manifestations agricoles. Le rôle nourricier que jouent les agriculteurs les rend essentiels. Ce métier fait l’unanimité, un peu dans un esprit des «ruraux qui travaillent et se lèvent tôt» contre «ces citadins qui ne font rien». A force d’entretenir cette image, on finit par y croire.
La France a son célèbre Salon de l’agriculture, la Belgique, sa Foire de Libramont, où se pressent toujours les élus. Pourquoi?
En France, on assiste presque à une compétition entre présidents de la République pour voir qui y effectue la visite la plus longue. Les visiteurs lambdas qui s’y rendent –surtout les citadins– vont y chercher quelque chose de rassurant, de l’ordre de la reconnexion à leurs propres racines rurales: on a tous un aïeul paysan. Par ailleurs, ces salons ou foires sont une vitrine pour le monde agricole. Mais l’image qu’ils renvoient est déformée: on peut sincèrement y vanter la qualité de produits très variés provenant de nombreux terroirs. Mais on ne montre pas les souffrances, la complexité ni les tensions qui traversent le secteur.
La paysannerie est l’objet de présupposés coriaces, notamment relayés par la publicité, la télévision ou les romans. Serait-il pertinent de s’y attaquer?
La publicité et les romans ne cherchent pas à refléter le réel. Même si certains livres ou films le font, en décrivant avec réalisme les difficultés que rencontrent les paysans. Ce qui me gêne dans ces stéréotypes, c’est que le mot «paysan», comme catégorie presque analytique, ne permet pas de capturer la réalité du monde agricole actuel. Comme je l’ai dit, ce mot cache les complexités, les souffrances et la diversité des situations que vivent les agriculteurs. Donc, il ne permet pas d’identifier ni de prendre la mesure des vrais enjeux. Le changement climatique induit de profondes mutations, par exemple. En outre, le concept de «paysan», figure essentiellement masculine, invisibilise toute une série de personnes qui font partie intégrante du milieu agricole: les femmes d’agriculteurs, les travailleurs migrants, les saisonniers… En mettant toutes ces personnes de côté, on entretient les symboles adossés au mot. On entretient un mythe.
«Le mot “paysan” cache les complexités, les souffrances et la diversité des situations que vivent les agriculteurs.»
La classe paysanne est d’ailleurs souvent présentée comme une et cohérente alors qu’elle ne l’est pas. La situation d’un grand céréalier, d’un éleveur menacé par le traité du Mercosur et d’un petit producteur de fromages de chèvre bio n’est pas la même.
Les tensions entre les éleveurs et les céréaliers sont une réalité. Il y a des formes de concurrence entre agriculteurs, qui ne forment pas un groupe uni et cohérent, prompt à défendre des intérêts communs. Les rapports de domination existent entre exploitations et au sein des exploitations, notamment envers des femmes et des enfants d’agriculteurs. Mais les syndicats agricoles ont réussi à convaincre leurs membres qu’il était plus intéressant pour eux de faire croire à cette cohérence.
L’image de José Bové, agriculteur chantre de la lutte contre la mondialisation au tournant du siècle, a-t-elle plutôt servi ou desservi la cause agricole?
José Bové est arrivé à la fin des années 1990, au moment où le mouvement altermondialiste émergeait, en opposition aux politiques néolibérales, aux OGM et à la malbouffe. Avec sa moustache gauloise, sa chemise à carreaux et sa pipe, ce qu’il a réussi à faire, c’est remettre le paysan au centre du jeu. L’agriculteur n’était plus seulement l’incarnation d’un savoir-faire et d’un savoir être, mais une alternative au modèle néolibéral. En recourant à des images caricaturales, notamment quand il se présentait dans un studio de télévision avec une vache, il a entretenu l’idée d’une paysannerie enracinée, proche de la terre et a réussi, dans la foulée, à capter le soutien tant des élus de gauche que de ceux de droite. Même si la gauche défendait plutôt le protectionnisme en réaction au libre-échange, et la droite, une certaine idée de la culture française, en opposition à la culture américaine importée. Mais on a vu les limites de l’approche de José Bové. Elle a généré une forme de malaise, parce que ce qu’il défendait était très éloigné de la réalité vécue par certains agriculteurs.