A la tête de l’ONG Reclaim Finance qu’elle a créée en 2020, Lucie Pinson fait pression sur les grands de la finance pour qu’ils arrêtent de soutenir les entreprises qui exploitent les énergies fossiles. Avec quelques beaux succès à la clé.
Son facteur de père, antisyndicats mais néanmoins pilier de grève, lui a légué l’habitude de n’avoir peur de rien. Sa maman, éducatrice, la conscience aiguë de l’autre, et de l’attention à lui porter, aujourd’hui et demain. Le souci constant du lendemain, c’est bien ce qui anime la trentenaire Lucie Pinson, fondatrice et directrice de l’ONG Reclaim Finance. Créée en 2020, cette ONG se bat pour obtenir des acteurs de la finance qu’ils cessent d’investir dans les énergies fossiles et les entreprises qui s’en nourrissent. Il n’y aura pas de transition vers des sociétés soutenables si les banquiers, les assureurs et les investisseurs ne se mobilisent pas autour de la question climatique et ne se transforment pas en conséquence: car ce sont eux, affirme-t-on chez Reclaim Finance, qui façonnent le monde.
Comment Reclaim Finance s’y prend-elle pour obtenir l’oreille des acteurs financiers et des grands groupes industriels liés aux énergies fossiles? On peut supposer qu’il en faut quand même beaucoup pour leur imposer de changer leur manière de faire…
Les principaux leviers d’action pour Reclaim Finance portent sur l’augmentation des risques réputationnels qui pèsent sur les acteurs financiers dans l’éventualité où ils n’agiraient pas dans la perspective d’une augmentation de température limitée à 1,5 °C. Le dérèglement climatique génère en effet des risques financiers très concrets qui finiront par se matérialiser sur les portefeuilles financiers. En revanche, cela ne pourrait produire pleinement ses effets que sur le moyen, voire le très long terme. Or, c’est sur le court terme qu’il faut agir, notamment pour stopper l’expansion des énergies fossiles et de manière à pousser les acteurs à s’emparer de ce sujet le plus rapidement possible. Le risque réputationnel nous semble un excellent levier d’action, sachant que l’on parle d’acteurs de la finance qui ont très souvent pignon sur rue, comme BNP ou le Crédit agricole. Ce sont des banques exposées au grand public et qui ont de fortes activités de communication. Voilà donc ce sur quoi nous allons peser. Par ailleurs, nous mettons ouvertement ces acteurs de la finance en concurrence sur le plan de leur conscience climatique en nous appuyant sur des dossiers fondés sur une analyse extrêmement précise de la situation, des enjeux et des solutions qu’il faudrait mettre en place pour s’aligner sur une trajectoire à 1,5 °C. Pour imposer cette trajectoire, il va falloir dépasser les mesures qui relèvent de l’autorégulation. Avoir la science de notre côté ne sera pas suffisant pour mettre ces acteurs dans une dynamique de transformation. Il faudra opérer une pression et, pour cela, associer les annonces de ces acteurs et la réalité des pratiques.
Lire| Les banques belges ont investi des milliards dans les énergies fossiles
Mais concrètement, vous sollicitez des rendez-vous avec les directions des grands groupes, ils vous reçoivent à leur table et vous discutez climat ensemble?
Ce sont souvent des exercices très précis qui consistent à entrer dans le détail des dossiers pour aborder des questions qui relèvent de la dentelle. Y parvenir découle de plusieurs choses. D’une part, notre capacité à instaurer, dans le meilleur des cas, un climat de confiance et extrêmement transparent. Reclaim Finance avance à visage découvert: nos objectifs sont connus et nous ne nous en sommes jamais cachés. Nous sommes une ONG qui communiquera toujours sur les écarts éventuels entre les engagements annoncés et la réalité des pratiques. Nous appliquons ce même traitement à tous les acteurs financiers, français ou non, gros ou petits. On juge sur les pratiques. Par ailleurs, nous respectons totalement la confidentialité des discussions qu’on peut avoir en privé avec les acteurs financiers. Ils sont d’ailleurs les premiers informés de la publication – par Reclaim Finance – de données qui pourraient les mentionner et occasionner un risque réputationnel pour leurs institutions. Autrement dit, avec nous, ils n’ont jamais de mauvaise surprise. Ce qui ne veut pas dire que ça se passe nécessairement bien avec tout le monde. Nous sommes une association extrêmement pragmatique, tournée vers l’avenir: une fois que l’on a dit que les acteurs financiers avaient ignoré le dérèglement climatique et continué d’aggraver la situation pendant des années, engendrant les risques actuels, on ne reste pas bloqué là-dessus. A chaque rencontre avec eux, la question est «comment transforme-t-on la donne aujourd’hui?».
Reclaim Finance est-elle amenée à conseiller les acteurs de la finance sur la voie de la transition?
Nous sommes plutôt constructifs et essayons de comprendre les difficultés auxquelles ils font face, les difficultés techniques, opérationnelles, potentiellement financières. Pas forcément pour modérer notre propos ensuite, au contraire, nos références demeurent la science. En revanche, cela nous permet d’affiner nos recommandations, de trouver des solutions pour essayer de débloquer la situation. Ce rôle, qui relève du conseil, est totalement gratuit. Les acteurs financiers sont plutôt preneurs de ces soutiens. Nous sommes donc perçus à la fois comme des enquiquineurs, puisque nous induisons des risques réputationnels pour l’entreprise, mais aussi comme des sources d’expertise, d’information, de matière grise gratuite. Nous essayons, de la manière la plus intègre possible, de leur proposer des mesures à mettre en place pour rectifier le tir, afin d’éviter ce risque réputationnel.
En quoi la finance constitue-t-elle, comme vous l’affirmez, un levier critique qui serait plus puissant que le politique ou même les consommateurs?
A nos yeux, il faut bien sûr agir sur la finance mais aussi sur l’ensemble des parties prenantes de la société, les entreprises et les pouvoirs publics. Je précise que nous ne restreignons pas le périmètre financier aux banques, aux investisseurs et aux sociétés d’assurances. Pour nous, la finance, c’est tout l’écosystème financier, en ce compris les autorités publiques et toutes les instances normatives qui participent à influencer la manière dont les acteurs financiers se comportent: les gouvernements, les autorités européennes, les banques centrales, les agences de régulation, les autorités des marchés, les agences de notation… C’est bien tout l’écosystème financier qu’on veut mettre en mouvement. Parce qu’on le sait, il ne suffit pas d’avoir une banque qui agisse de manière à sortir des énergies fossiles. Il faudra opérer des transformations chez tous les acteurs que j’ai mentionnés, jusqu’à la Banque centrale européenne qui peut s’assurer que son programme ne soutienne pas l’expansion des énergies fossiles.
Lire| Les entreprises fossiles parviennent toujours à lever des milliards
Reclaim Finance se méfie aussi du greenwashing financier…
Oui. Les acteurs financiers sont de plus en plus nombreux en Europe à communiquer sur leurs engagements en matière climatique et sur leurs produits qui seraient plus verts que vert, responsables, durables, bons pour la transition, etc. Il y a là un rôle certain pour les régulateurs, qui doivent s’assurer qu’il n’y a pas de marketing trompeur, d’allégations environnementales non fondées de la part des acteurs financiers. En cas de manquement, il est indispensable que les régulateurs interviennent et sanctionnent les greenwashers. De même, il faut pousser les acteurs financiers à adopter des plans de transition. Mais le régulateur, national ou européen, doit garantir le respect de critères minimaux dans ces plans de transition, le respect de lignes rouges fondées sur la science et sanctionner en cas de mauvaise qualité de ces plans ou de communication trompeuse.
Avez-vous le sentiment que vous parvenez à convaincre le monde financier du réel intérêt qu’il a à modifier sa politique sur le fond? Ou estimez-vous que seule la peur de voir la réputation de leur institution entachée les guide?
Non, ils ont pris la mesure des risques financiers qui pèsent sur leur industrie et, plus globalement, sur l’économie. Ils savent que le dérèglement climatique fait peser des risques sur leurs conditions d’opérations et de profitabilité. Les assureurs, en première ligne face aux conséquences du dérèglement climatique, n’ignorent pas que c’est bien une question existentielle qui est posée. En revanche, je ne pense pas que cette prise de conscience soit à la hauteur de la réalité. De nombreuses personnes minimisent le dérèglement climatique et ses conséquences. Surtout, la prise de conscience n’entraîne pas nécessairement l’action, encore moins l’adoption des mesures nécessaires à une véritable transformation en profondeur. Ce sont tous les mécanismes organisationnels qu’il faut revoir au sein des institutions financières, l’allocation des flux financiers, les rétributions en matière de performances, etc. fondées sur des indicateurs financiers principalement de court terme, alors qu’il faudrait des indicateurs de performances extrafinanciers qui prennent aussi en compte le long terme.
Quand les acteurs financiers s’engagent à atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050, sont-ils dans une position un brin schizophrène, disant une chose et pratiquant son contraire?
La notion de neutralité carbone a du sens au niveau global, mais pas tant à celui d’un acteur individuel. Je pense que de nombreux acteurs financiers ont pris cet engagement en se disant qu’ils ne bouleverseraient pas leurs activités au quotidien. D’autres, parce que c’est devenu un critère en matière climatique. Les troisièmes, parce qu’ils étaient poussés par leurs équipes. C’est plus un marqueur qui a, dans une certaine mesure, une valeur un peu performatique, c’est-à-dire qu’une fois un engagement pris, il faut rendre des comptes. D’ailleurs, aujourd’hui, certains acteurs renoncent à leur engagement zéro carbone parce qu’ils ne veulent pas rendre de comptes et qu’ils considèrent qu’ils ont plus à perdre en adoptant de nouvelles mesures en matière climatique qu’en renonçant à cette étiquette de neutralité carbone. On voit que certaines directions d’entreprises ont opté pour le zéro carbone sans trop se poser la question des détails. Petit à petit, ils réalisent l’ampleur des changements nécessaires pour tenir cette promesse. Il faudra, par exemple, faire un vrai ménage dans les portefeuilles de clients du pétrole et du gaz. Après l’avoir nié… En 2001, l’agence internationale de l’énergie a publié un premier scénario sur les mesures à prendre pour limiter le réchauffement à 1,5 °C, entre autres en arrêtant le développement de champs pétroliers et gaziers. A l’époque, de nombreux acteurs financiers ont tenté de décrédibiliser ce rapport en disant qu’il s’agissait d’une commande politique et que la règle de la fin de l’expansion pétrolière et gazière n’était pas nécessaire à la limitation du réchauffement. Aujourd’hui, ils en sont revenus. Et c’est un peu la douche froide face à l’ampleur des transformations indispensables à mettre en place.
Le monde financier a-t-il un devoir d’exemplarité?
Il façonne en tous cas le monde de demain. On le sait, l’argent est le nerf de la guerre. Un monde bas carbone ne se développera qu’en fonction de l’allocation des flux d’aujourd’hui. Les acteurs de la finance ont entre leurs mains un énorme pouvoir décisionnaire sur l’avenir de la planète. Je ne parlerai donc pas tant responsabilité qui leur incombe – parce que tout le monde est responsable – que du levier stratégique qu’ils représentent pour des organisations comme la nôtre, qui souhaitons transformer nos économies en profondeur. Mon ennemi, ce n’est pas la finance. Les acteurs financiers, je les identifie comme des adversaires dans la grande bataille climatique et pour la justice sociale. Au même titre que je juge nécessaire que d’autres du mouvement climat s’attaquent à la transformation d’autres acteurs économiques et à la mise en mouvement du politique qui, dans une logique de rapport de force, sont également des adversaires. Concrètement, il nous semble important que tout produit financier présenté comme un investissement socialement responsable exclue les entreprises qui développent encore de nouveaux projets pétroliers et gaziers. Là, nous ne parlons même pas de transition, on essaie juste d’éviter d’aggraver la situation. Idem avec les fonds d’investissement ou d’épargne. Les acteurs financiers sont nombreux à dire être sortis du secteur du charbon. Mais lorsque nous nous penchons de plus près sur la réalité des portefeuilles, nous trouvons encore certaines transactions liées aux entreprises du secteur du charbon. Affirmer qu’ils en ont fini avec le charbon est donc un propos abusif. Là encore, le régulateur doit intervenir. En tant qu’ONG, nous pouvons contribuer à forcer cette transparence mais on ne s’en sortira pas si toute la responsabilité incombe aux ONG.
On peut imaginer que l’on reproche souvent à Reclaim Finance de ne pas se soucier de l’après, notamment sur le plan de l’emploi. Que deviendront ceux qui travaillent aujourd’hui dans le secteur des énergies fossiles. Cette dimension intervient-elle dans votre travail?
Les crises financières de 1929 ou de 2008 ont bien montré que ces chocs affectaient prioritairement les travailleurs, y compris ceux de ces secteurs. Et plus on tarde, plus les travailleurs de ces secteurs qu’il faut laisser derrière nous seront touchés. Cet enjeu social doit donc être anticipé. D’où l’importance des plans de transition. On ne peut pas prévoir une planification écologique à plus de cinquante ans sans un plan de transition qui pousse des acteurs économiques et financiers habitués au court terme à raisonner sur le moyen et le long terme. Notre motivation, chez Reclaim Finance, c’est la défense des droits sociaux et des droits humains. La sortie des énergies fossiles ne sera pas possible si on n’a pas préparé d’autres options. Pour autant, il serait infondé de faire croire, comme le fait l’industrie des énergies fossiles, qu’il faut d’abord développer d’autres solutions pour ensuite attaquer la sortie des énergies fossiles. Ce scénario, séquentiel, lui permet évidemment de continuer aussi longtemps que possible son business as usual. Il va falloir faire les deux en parallèle. Raison pour laquelle nous demandons aux acteurs de la finance de s’engager à la fois sur la sortie des énergies fossiles, notamment par un arrêt de tout soutien à l’expansion du pétrole, du gaz et du charbon, et par le développement des énergies soutenables: lorsqu’ils mettront un dollar dans les énergies fossiles en 2030, ils devront en investir six dans le développement d’électricité soutenable, comme l’éolien, le solaire et tout le réseau nécessaire à leur déploiement.
Lire| Les banques sous-estiment les risques liés à la transition climatique
Dans ses publications, Reclaim Finance épingle nommément des entreprises comme Engie ou Arcelor. Cette mise en accusation publique améliore-t-elle la transparence de ces groupes?
On observe des avancées en matière de transparence. Mais cela ne signifie pas que leur impact climatique s’améliore, au contraire. TotalEnergies, par exemple, a fait énormément de progrès de transparence et est une des entreprises du secteur pétrolier qui publie le plus d’informations sur ses activités. Mais cela n’a pas d’impact sur le niveau de ses émissions de gaz à effet de serre! La transparence ne fait donc pas l’action. On voit là le signe de l’absence de compréhension et d’appropriation de ces enjeux par les acteurs financiers qui se satisfont de ces améliorations de transparence alors même qu’ils ne changent rien à l’impact de leur entreprise. Sans doute se complaire dans cette idée de transparence leur évite-t-il de prendre des décisions difficiles.
En quoi le groupe Total constitue-t-il un cas d’école, comme vous le dites?
Total est soutenu à hauteur de 41% par de grandes banques françaises dont BNP et le Crédit Agricole. Toute décision politique pour le secteur pétrolier sera, on le sait, pesée à l’aune de ce que ça peut entraîner dans la relation entre ces banques et TotalEnergies. De cette manière, TotalEnergies influence les mesures que prennent ou pas les acteurs financiers. Pendant des années, des investisseurs ont engagé les majors pétroliers et gaziers en se disant qu’ils les pousseraient à transitionner. Aujourd’hui, on peut acter qu’il n’y a rien à attendre de ces entreprises en matière de transition et que tant qu’elles n’ont pas renoncé à leur plan d’expansion dans les énergies fossiles, il n’y a pas lieu de revoir ce verdict. La seule décision qui s’impose, pour être un peu cohérent avec les engagements en matière de neutralité carbone, c’est de suspendre dès maintenant tout versement de nouveaux services financiers, de financements, de prêts ou d’obligations à ces entreprises.
En quoi la Banque centrale européenne pourrait-elle devenir un acteur capital de la transition et qu’est-ce qui, aujourd’hui, l’empêche déjà de l’être?
Ce sur quoi la BCE peut agir dès maintenant, ce sont les taux. A plusieurs reprises, elle les a rehaussés en réponse à l’inflation, mais, malheureusement, sans distinguer les énergies fossiles et les énergies renouvelables. Elle pourrait appliquer des taux plus faibles pour les secondes, de manière à inciter les acteurs financiers à les soutenir. La lutte contre le dérèglement climatique permettra à la BCE de remplir sa première mission – le contrôle de l’inflation et la stabilité des prix. Or, l’inflation est notamment liée à notre dépendance au secteur extrêmement volatil du gaz et au dérèglement climatique qui, par ses conséquences, engendre des chocs sur les marchés, entraînant à leur tour de l’inflation.
Bio express
1985 Naissance, à Nantes.
2006 Obtient une licence en histoire et science politique à l’université Rhodes, en Afrique du Sud.
2010-2011 Décroche un double master en science politique et politique de développement à la Sorbonne, à Paris.
2013 Chargée de campagne «finance privée» au sein de l’association Les amis de la Terre.
2020 Crée l’ONG Reclaim Finance.
Reçoit le prix Goldman pour l’environnement pour la région Europe.
Lucie Pinson, directrice de Reclaim Finance: «Mon ennemi, ce n’est pas la finance» appeared first on Le Vif.