Un Belge sur deux pèse trop lourd. Un sur cinq est obèse. Le surpoids, qui gagne du terrain, pose un problème de santé publique. Et plombe le budget de l’Etat, à hauteur de 3,3 milliards d’euros chaque année.
En Belgique, le surpoids coûte chaque année 3,3 milliards d’euros aux finances publiques. Le pays n’est pas mangé à une sauce différente des autres. Il n’est pas un lieu dans le monde où les kilos superflus ne se posent. Ou si peu. Entre 1974 et 2016, l’obésité a d’ailleurs quasi doublé, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). A l’époque, 1,9 milliard d’individus étaient en surcharge pondérale et 650 millions, obèses. En vertu d’un calcul singulier, qui consiste à diviser son poids par sa taille au carré, une personne est en surpoids si l’indice de masse corporelle (IMC) ainsi obtenu est compris entre 25 et trente. Celui d’un individu obèse sera, lui, supérieur à trente. Quelque 42% des Américains appartiennent à cette dernière catégorie, dans un pays où 73% de la population sont en surcharge pondérale. Dans 34 des 36 pays de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), une personne sur deux est en surpoids. En Amérique latine, en Asie et en Afrique, on compte désormais plus d’individus confrontés à l’obésité que d’individus en sous-poids, sauf dans certaines régions d’Afrique subsaharienne et d’Asie, relève l’économiste Nathalie Mathieu-Bolh dans son ouvrage Economie de l’obésité (1). Aucun pays n’y échappe, ou si peu, disait-on.
Les plus jeunes ne sont pas à l’abri. Selon l’OMS, plus de 38 millions d’enfants de moins de 5 ans et 340 millions d’enfants et adolescents affichaient un poids excessif ou une obésité en 2020 dans le monde. Entre 1975 et 2016, le chiffre des 5-19 ans concernés a bondi de 18%. En Afrique, les moins de 5 ans dont le poids est trop élevé a augmenté de 24% depuis 2000. Aux Etats-Unis, la prévalence de l’obésité est de 26,2% chez les enfants hispaniques, de 24,8% chez les enfants noirs, de 16,6% chez les enfants blancs et de 9% chez les enfants asiatiques. Or, les risques d’obésité à l’âge adulte sont cinq fois plus élevés lorsqu’on a connu le surpoids, enfant.
Hélas, la Belgique ne fait pas exception. Selon les données autorapportées de Sciensano, datées de 2018, 49% de la population étaient alors en surpoids, dont 16% en situation d’obésité. Si l’on se fonde sur les mesures objectives de poids et de taille des individus, c’est pire: 55% de la population pèsent trop lourd et 21% sont obèses.
Epidémie non infectieuse numéro un
Les personnes confrontées à cette «accumulation excessive de masse graisseuse», selon la définition scientifique, risquent plus que d’autres de mourir prématurément et de développer des maladies chroniques, dont le diabète de type 2, des maladies cardiovasculaires et des cancers. Outre leur coût humain, les pathologies liées aux kilos superflus représentent aussi un gouffre pour les finances publiques. En 2018, la facture annuelle totale pour la prise en charge des personnes en surpoids ou obèses en Belgique dépassait 3,32 milliards d’euros: 1,86 milliard pour les premières et 1,46 milliard pour les secondes. «Les personnes en surpoids engendrent des coûts supérieurs de 24% par rapport aux individus de poids sain», détaille Sciensano, soit environ 651 euros par an. A ces frais, issus d’un nombre plus élevé d’hospitalisations, de soins ambulatoires et d’utilisation de médicaments, s’ajoute le coût de leur plus fréquent absentéisme au travail, soit 242 euros par an. La seule facture annuelle de l’absentéisme causé par le surpoids s’élève ainsi à 320,08 millions d’euros.
Quant aux personnes obèses, elles font face à des coûts de santé supérieurs de 36% à ceux du reste de la population, soit 1 015 euros par an, pour un total de 1,46 milliard d’euros en 2018. Leur absentéisme au travail est estimé à 889,46 millions. A titre d’illustration, une intervention chirurgicale coûte environ 3 500 euros à l’assurance maladie pour un anneau gastrique, 4 400 euros pour une gastrectomie (réduction totale ou partielle de l’estomac) et 5 000 euros pour un court-circuit gastrique, autrement appelé «bypass». Il faut y ajouter la quote-part du patient, comprise entre 1 000 et 1 200 euros. Cet investissement, qui peut paraître conséquent, est «relativement peu élevé par rapport aux bénéfices ultérieurs, puisqu’il permet d’éviter ou de reporter à plus tard les maladies causées par l’obésité», souligne-t-on au Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE).
Au bout du compte, le surpoids monopolise donc quelque 0,6% du PIB belge. Le phénomène, qualifié d’épidémie non infectieuse numéro un par l’OMS en 1997, affecte les finances publiques de tous les pays du monde. Aux Etats-Unis, relève Nathalie Mathieu-Bolh, «une augmentation d’une unité d’IMC par adulte accroît les dépenses médicales annuelles de 7,2 milliards de dollars». A contrario, une réduction d’une unité de l’IMC dans la population belge affectée par le surpoids et l’obésité entraînerait une économie de coût sociétal, direct et indirect, de 2,8 milliards d’euros.
Là aussi, l’inégalité règne
Les surplus de masses graisseuses n’ayant pas d’états d’âme, les premiers concernés par la question du surpoids sont issus des classes socioéconomiques les plus faibles et des niveaux d’instruction les plus bas. Il y a deux fois plus de personnes obèses (23%) parmi les Belges moins instruits que parmi les plus instruits (12%). En France, la surcharge pondérale s’observe à hauteur de 51% chez les ouvriers, 45% chez les employés et 35% chez les cadres. Même constat pour les Français obèses: 18% sont relevés parmi les ouvriers, 17,8% chez les employés et 9,9% auprès des cadres.
Le tableau est identique dans tous les pays considérés comme riches. En revanche, souligne Nathalie Mathieu-Bolh, «dans les Etats où le revenu par habitant est faible, ce sont les plus riches et les mieux formés qui sont plus susceptibles d’être obèses». L’embonpoint joue alors le rôle de marqueur social: plus on est rond et plus on est financièrement à l’aise. «L’obésité accroît les inégalités dans les pays industrialisés où le fardeau de la maladie s’ajoute à celui de la précarité économique, insiste l’experte. Elle fragilise les pays les plus pauvres, qui font parfois face au double fardeau de l’obésité et de la malnutrition.»
Ni fruits ni légumes
Une multitude de facteurs expliquent l’explosion du surpoids dans le monde. D’abord le revenu disponible. Dans les pays longtemps économiquement peu développés, plus le revenu de la population augmente, plus les individus optent pour une alimentation riche en graisses. Dans les pays mieux lotis, inversement, lorsque les revenus grimpent, les individus dépensent certes plus en alimentation, mais pour choisir des aliments plus sains, moins riches en calories et plus intéressants sur le plan nutritionnel. En Norvège, par exemple, la consommation de céréales, de viandes maigres, de poissons et de fruits et légumes frais est associée à un statut socioéconomique élevé, rapporte Nathalie Mathieu-Bolh. En France, les 15% des ménages les plus riches ingurgitent chaque année douze kilos de légumes de plus que les plus modestes. Les aliments à forte densité énergétique et pauvres en nutriments sont au contraire associés aux catégories à faibles revenus. En Belgique, quelque 25% des adultes ne mangent aucun légume durant la journée et 45%, aucun fruit.
Autre élément explicatif: le faible coût des aliments sucrés et à forte densité énergétique, du fait des progrès technologiques et des économies d’échelle enregistrés dans l’agriculture, l’industrie agroalimentaire et la grande distribution (lire par ailleurs). Aux Etats-Unis, les prix des légumes et fruits frais ont augmenté d’environ 40% entre 1980 et 2010 alors que ceux des sodas diminuait de 35%. Or, la consommation régulière de ce type de boissons alimente en partie les problèmes de surpoids détectés dans la population.
La transformation du marché du travail, qui voit se développer des fonctions plus sédentaires que par le passé, explique également l’évolution du poids des individus. Au début des années 1960, rappelle l’économiste Nathalie Mathieu-Bolh, près de la moitié des emplois dans l’industrie privée aux Etats-Unis exigeaient une activité physique d’intensité modérée alors qu’aujourd’hui, c’est le cas pour moins de 20% d’entre eux. «Plus un pays se développe sur le plan économique et moins la dépense calorique d’un individu au travail est importante.» En Belgique, un adulte reste assis, en moyenne, 6 h 39 par jour. Et seuls 30% des plus de 18 ans pratiquent une activité physique chaque semaine, à hauteur d’au moins 2 h 30. La pratique d’un sport est d’ailleurs aussi davantage le fait des individus les plus aisés. En Belgique, 38% des diplômés du supérieur veillent à leur condition sportive, pour 26% des diplômés du secondaire supérieur et 12% des diplômés du primaire.
Pour couronner le tout, l’humain n’est pas toujours rationnel. Il a beau savoir qu’engloutir un paquet de chips n’est pas idéal, il cède le plus souvent à la tentation: parce qu’il sous-estime les risques, parce qu’il veut voir son envie immédiatement comblée, pour compenser le stress ou les difficultés de tous ordres, par effet de contagion… «Lorsqu’il y a un décalage entre le poids recommandé et la norme sociale de poids, la conscience calorique des individus soumis à l’influence sociale est altérée, résume Nathalie Mathieu-Bolh. Les individus confondent la norme sociale de poids excessif avec le poids santé, surconsomment et grossissent, ce qui accroît encore la norme sociale du surpoids. Cela contribue à l’épidémie d’obésité par un phénomène de contagion sociale. Il faut donc instaurer des programmes d’éducation sur ce qu’est un poids optimal.»
Alors, que faire?
L’éducation et la sensibilisation, entre autres par la mise en place d’un étiquetage nutritionnel visant à réduire la consommation d’énergie, de sucres, de sels et de graisses ou par une limitation de la taille des paquets d’aliments, constituent des pistes pour tenter de contrer le fléau du surpoids. Même si, pour l’heure, aucun Etat n’y est parvenu. «Des mesures agissant sur les “environnements obésogènes” sont à prioriser, résume Nicolas Berger, responsable de l’unité nutrition et santé chez Sciensano. Elles sont le plus susceptibles d’avoir un effet sur le plus grand nombre, sans pour autant demander un effort conscient de la population de changer ses comportements. Il faut donc mettre en place des environnements favorables à une alimentation saine et à un mode de vie physiquement actif.»
Entre autres propositions avancées figurent des subsides pour augmenter la consommation de fruits et légumes, la restriction des promotions pour les aliments nocifs, des campagnes média d’envergure sur ce thème, la restriction de la publicité de produits malsains destinés aux enfants, la suppression des distributeurs de boissons sucrées dans les hôpitaux ou aux abords des écoles.
On pense aussi aux taxes nutritionnelles, qui devraient rendre plus cher l’achat d’aliments néfastes pour la santé et le poids. En 2020, quarante pays, dont la Belgique, avaient mis un tel système en place pour les boissons sucrées sans alcool. Cette mesure est toutefois impopulaire, raison pour laquelle les pouvoirs publics décident souvent de taxer à un faible taux. Or, selon Nathalie Mathieu-Bolh, il faudrait imposer un surcoût d’au moins 20% pour escompter une diminution modérée à significative du poids. Soit une taxe de quelque 0,37 centime/litre en Belgique, où elle ne dépasse pas… 0,12 centime. Son effet sur la santé publique est nul, au grand dam de l’association de défense des consommateurs Test-Achats. «Une faible taxe comme celle-là ne crée pas d’effet choc, estime-t-elle. Le consommateur s’habitue peu à peu aux nouveaux prix sans modifier son comportement.» L’objectif «santé» est donc raté, s’il y en avait un. «Cette taxe, lancée en 2016, ne contribue en rien à la lutte contre l’obésité, confirme Nicolas Berger. Elle vise à récolter des fonds pour le gouvernement fédéral.» Soit 175 millions d’euros par an, tout de même.
Des initiatives devraient également être lancées, en coordonnant les différents niveaux de pouvoir, pour améliorer la pratique sportive des Belges: infrastructures de mobilité favorisant la marche et le cyclisme, campagnes éducatives sur l’importance de l’activité physique, pratique sportive sur ordonnance, etc. On s’en doute: s’attaquer à la question du surpoids requiert de s’y prendre de multiples façons en agissant à la fois et en cohérence sur la prévention, l’incitation, la recherche, les traitements, le contrôle. «Il est essentiel aussi de renforcer le monitoring de l’obésité en Belgique, et d’obtenir des financements structurels pour développer le monitoring des environnements alimentaires et liés à l’activité physique, insiste Nicolas Berger. La Belgique est l’un des seuls pays européens qui ne fournit pas de données sur l’obésité infantile pour les initiatives de l’OMS Europe.»
Bref, il y a des piles de pains sur la planche. Et il y a urgence. En juin dernier, James Meyer, le patron britannique de Danone, avait plaidé en faveur de taxes plus élevées sur le sucre, le sel et les matières grasses. On aura tout vu.
(1) Economie de l’obésité, par Nathalie Mathieu-Bolh, La Découverte, 126 p.