Un rapport du Pesticide Action Network (PAN) braque une lumière crue sur l’expertise très chimico-compatible sur laquelle s’appuie l’Union afin d’évaluer et réduire les risques environnementaux pour les arthropodes (araignées, mille-pattes, etc.) non ciblés.
C’était en 2019: une douzaine d’Etats membres européens, dont la Belgique, se fendait d’une courte missive à destination de la Commission européenne. L’objet était très clair: demander une révision de la «guidance» sur la protection d’arthropodes non ciblés (NTA, à savoir les araignées, mille-pattes, cloportes…) par des produits phytopharmaceutiques parfois pulvérisés près de leur habitat.
A l’époque, les experts en écotoxicologie de ces Etats, responsables de l’évaluation des risques des produits phytopharmaceutiques et des ingrédients actifs, avaient «exprimé leurs préoccupations concernant le système actuel d’évaluation des risques pour [c]es arthropodes non ciblés.» Et pour cause: au cours des 25 dernières années, l’Europe a vu sa biomasse d’insectes, mais aussi spécifiquement d’arthropodes, diminuer drastiquement, de 50% à 80% dans certaines zones, notamment là où l’agriculture intensive est de rigueur.
La lettre en question visait alors «à souligner l’urgence de mettre à jour le document d’orientation actuel sur l’écotoxicologie terrestre» et enjoignait l’Efsa, l’autorité européenne de sécurité des aliments, de se mettre au travail dès que possible, en tenant compte de l’évolution de la situation.
Licence to kill
Cinq ans plus tard, la législation européenne visant à réduire sensiblement l’usage de pesticides a non seulement pris du plomb dans l’aile, mais risque bien de se voir encore plus largement influencée par le lobby agrochimique. C’est du moins ce que tend à révéler un nouveau rapport du Pesticide Action Network (PAN), qui regroupe une cinquantaine d’ONG environnementales européennes (dont Canopea, Nature & Progrès ou ClientEarth pour la Belgique).
Cette enquête dense, intitulée «Licence to Kill» («Permis de tuer»), s’intéresse notamment aux travaux de l’Efsa, qui prépare –enfin– cette fameuse révision qui lui a été réclamée en 2019. Du moins si l’on en croit une présentation organisée en octobre dernier, consacrée à l’état d’avancement du projet –lancé en 2022 et baptisé Aeneas. Celui-ci vise, dans un premier temps, à «établir un lien quantitatif entre les effets directs des pesticides sur les NTA et les conséquences écologiques de ces effets». Au menu: explication de la méthode et préparation au dialogue…
En l’espèce, cela s’annonce salé: les travaux sur lesquels s’appuie largement l’Efsa ont fait tousser les membres du PAN, qui ont demandé, et obtenu, dans ce cadre, une série de documents internes. Ceux-ci ont consterné la coupole écologiste. Sur le contenu d’abord, car il apparaît, selon le PAN, que «les principales lacunes des orientations précédentes demeurent, notamment, le manque de rigueur scientifique. Cela inclut l’incapacité à prendre en compte l’impact des cocktails de pesticides», ou encore l’appel au «concept discrédité de « récupération », qui sert à justifier un niveau de mortalité élevé, pour autant que tout indique que la population (NDLR: de l’insecte) rebondira dans l’année» –«une hypothèse non validée qui manque de support des tests sur le terrain, en particulier dans les zones où les refuges pour les NTA sont insuffisants, les rendant vulnérables à l’exposition aux pesticides», poursuit le PAN.
Conflits d’intérêt
Ensuite, vient l’origine des recherches conçues pour l’Efsa par des chercheurs qui ont pu collaborer, ou collaborent encore, avec l’industrie chimique, notamment son principal lobby en Europe, le Cefic. Le réseau écolo cible en particulier le principal partenaire de l’Efsa sur ce projet, l’université de Wageningen, ainsi que des sous-traitants du Royaume-Uni, du Portugal et d’Allemagne.
L’Efsa doit respecter ses principes fondateurs, recruter des scientifiques véritablement impartiaux et utiliser des lignes directrices solides pour éliminer rapidement les pesticides qui causent tant de ravages à l’environnement dont nous dépendons tous.»
Le réseau a notamment mis la main sur quatre «livrables» fournis par ces différents consultants à l’autorité européenne –que le Vif a pu consulter également– «qui constituent le principal résultat du programme, fournissant à l’Efsa une série d’outils d’évaluation des risques mis à jour, et quelques outils entièrement nouveaux, pour évaluer les conséquences des pesticides sur les NTA.» Or, certains éléments de ces livrables paraissent scientifiquement douteux, alerte le PAN. Telle cette analyse «se concentrant uniquement sur les organismes bénéfiques pour l’agriculture» en ne citant, pour toute donnée, qu’un seul article: une publication de l’Efsa sur… l’abondance des arthropodes non ciblés dans les zones agricoles.
Plus généralement, c’est l’ensemble des lignes directrices découlant de la collaboration entre l’autorité européenne et ses consultants qui sont mises à mal, tel le fait «d’élever le statut de la production agricole au rang de « service écosystémique », retirant ainsi les protections de tous les arthropodes sur les terres agricoles et réduisant la nécessité de modifier les pratiques agricoles intensives pour favoriser la biodiversité.» Ou encore le fait d’utiliser «des terres agricoles dégradées avec des écosystèmes effondrés comme référence pour des conditions écologiques saines, déplaçant radicalement les objectifs et contredisant directement la législation de l’UE.»
«Ces consultants fournissent une feuille de route pour modifier l’obligation légale de protection de la biodiversité afin de préserver la production agricole intensive actuelle», fulmine le PAN, dénonçant le fait que «l’Efsa, qui suit de près et commente ces rapports, accepte ces points de vue illégaux et non scientifiques qui ne sont pas fondés sur les connaissances scientifiques actuelles». «L’Efsa doit respecter ses principes fondateurs, recruter des scientifiques véritablement impartiaux et utiliser des lignes directrices solides pour éliminer rapidement les pesticides qui causent tant de ravages à l’environnement dont nous dépendons tous», veut croire, par voie de communiqué, Martin Dermine, directeur exécutif de PAN Europe.